Van Gogh ou la mélancolie flamboyante


Ma passion pour Van Gogh ne date pas d'hier. Adolescent, il fut l'un des premiers peintres, avec d'autres impressionnistes, à me faire aimer la peinture. M'étant essayé à la peinture, l'un de mes premiers tableaux fut un portrait de vieillard " à la manière de " Van Gogh. Aujourd'hui mes choix se sont considérablement élargis, dont témoigne l'éclectisme, sans doute excessif car irrationnel, des artistes auxquels un chapitre est consacré dans cet essai. Cependant, dans cette galerie, forcément sélective et hétéroclite, Van Gogh a sa place en raison d'une approche unique de la beauté. Les plus humbles objets, les personnages les plus simples, les paysages les plus communs sont transfigurés par sa vision des êtres et des choses. " Je découvre des sujets de tableaux ou de dessin dans la maisonnette la plus pauvre, dans le coin le plus crasseux ". Toute sa vie, faite de misère et de pauvreté, de maladie et d'angoisse, n'aurait pu être qu'une suite banale de jours comme pour ses compagnons de l'asile de Saint-Rémy. A coté de la mélancolie, qui revient comme un leitmotiv dans sa correspondance à son frère, sa palette flamboie des couleurs les plus vives. Avec les Impressionnistes, le problème n'est  plus de représenter avec exactitude l'image des êtres et des objets, la photographie est là maintenant pour le faire, l'artiste peut sortir de son atelier et peindre dans la nature, grâce à la mise en tubes des couleurs. Une première libération s'est produite avec l'abandon des règles contraignantes du dessin et de l'utilisation des couleurs. Cela leur interdira l'accès au Salon auquel certains aspirent malgré leurs audaces.

Van Gogh n'est ni un inculte, car il lit avec passion et écrit avec talent, ni un révolutionnaire, même si ses sympathies vont aux faibles et aux opprimés, ni un fou, malgré ses enfermements successifs. C'est un visionnaire : " J'ai une lucidité terrible par moments, lorsque la nature est si belle de ces jours ci et alors je ne me sens plus et le tableau me vient comme dans un rêve ". Mais le mot qui revient le plus souvent dans ses lettres à Théo c'est le mot " travail ". Au début, c'est surtout pour se disculper vis-à-vis de sa famille qui voudrait le voir gagner sa vie de façon plus conventionnelle, de Théo qui le soutient financièrement et moralement, puis de lui-même.
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Van Gogh. Autoportrait. Automne 1887.

Comme une femme en gésine, le travail c'est d'arracher de son être le tableau comme un morceau de sa chair. Antonin Artaud, qui écrivait comme Van Gogh peignait, a trouvé les mots, les fulgurances, pour exprimer cet arrachement : " les paysages montrent leur chair hostile, la hargne de leurs replis éventrés, que l'on ne sait quelle force étrange est …en train de métamorphoser ". Des visages il écrit : " Le peintre du corps humain, ce n'est pas Léonard de Vinci, ce peintre de cadavres, qui travaille sous la dictée des lois de l'anatomie, avec ses écorchés exacts comme des machines, le peintre du corps humain c'est Van Gogh qui trace des paysages hallucinés comme des visages ". Léonard est un génie, il est devenu une icône qu'on idolâtre, mais est il capable de transmettre le feu de la passion ? 

Van Gogh avait beaucoup de déférence pour le " père Millet ", qu'il découvrit lors d'une exposition à Drouot, dont certaines scènes l'inspirèrent, comme Dali après lui, dans un tout autre registre. Une exposition parallèle Millet-Van Gogh eut lieu en septembre 1998 au Musée d'Orsay. " Ce ne sont pas des copies ", avait expliqué Vincent à son frère Théo, " mais des traductions dans une autre langue ". S'il s'en inspire, Van Gogh ne reproduit pas les scènes champêtres de Millet qui ne sont que le prétexte à une interprétation où le sobre classicisme de Millet est transfiguré par le soleil en éclatantes couleurs.
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Van Gogh. La sieste, inspiré de la Méridienne de Jean-François Millet.

Le suicide de Van Gogh, venant après la section de l'oreille et la main brûlée, que les psychiatres qualifieraient de manifestations d'auto agressivité, a peut être une explication psychologique que récuse Antonin Artaud qui y voit le résultat de l'attitude de la société. Il est vraisemblable que cet état de " suicidé de la société " est davantage la transposition de sa propre situation que le sentiment profond du peintre qui même dans ses dernières lettres ne manifeste aucune haine vis-à-vis de la société en général ni de ses proches en particulier. A coté d'une angoisse latente et prégnante, maintes fois exprimée, c'est pour moi davantage la sensation de mur auquel se heurte l'artiste qui peut expliquer le passage à l'acte : " Qu'est ce que dessiner ? Comment y arrive t'on ? C'est l'action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l'on sent et ce que l'on peut ". 
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Van Gogh. Café de nuit.

La sensibilité du peintre est à la fois dans le ressenti et dans son expression par les couleurs : "Dans mon tableau de Café de nuit, j'ai cherché à exprimer que le café est un endroit où l'on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes. Enfin j'ai cherché par des contrastes de rose tendre et de rouge sang et lie-de-vin, de doux vert Louis XV, et Véronèse, contrastant  avec les vert-jaune et les vert-bleu durs, tout cela dans une atmosphère de fournaise infernale, de souffre pâle, à exprimer comme la puissance des ténèbres d'un assommoir ". Ce passage exprime avec des mots simples la transmutation du ressenti dans l'image qu'est le tableau, sans avoir à faire appel à la symbolique des couleurs.

L'extrême simplicité avec laquelle Van Gogh décrit ses tableaux, empêche de paraphraser leur description, mais en contre point Artaud exprime le sentiment du spectateur pris entre la force de l'image et la puissance du ressenti : " Il n'y a pas de fantômes dans les tableaux de Van Gogh, pas de visions, pas d'hallucinations. C'est de la vérité torride d'un soleil de deux heures de l'après-midi. Un lent cauchemar génésique  petit à petit élucidé. Sans cauchemar et sans effet. ". 

Dans sa vision et son expression écorchée vive du monde, Van Gogh a été suivi de nombreux peintres, tels que Edvard Munch, Chaïm Soutine et plus récemment, Francis Bacon. C'est peut être chez Soutine que l'on retrouve le plus l'expressionnisme violent et tourmenté, les couleurs flamboyantes de Van Gogh avec lequel il a en commun une jeunesse misérable et une auto agressivité qui s'est traduite par la destruction volontaire de nombreuses toiles. Francis Bacon, revendique la filiation avec Van Gogh en particulier dans la série du Van Gogh sur la route de Tarascon. " La violence doit résider dans la peinture elle-même, non dans la scène qu'elle montre ". Cette filiation, consciente ou inconsciente, s'arrête là car il n'y a pas dans la peinture de Van Gogh ce je-ne-sais-quoi de morbide qui me rend mal à l'aise avec sa parentèle.
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Bacon. Van Gogh sur la route de Tarascon.

Que ce soit dans sa peinture comme dans ses écrits la couleur tient une place primordiale : " La couleur par elle-même exprime quelque chose, on ne peut s'en passer… ". La couleur c'est d'abord la lumière : " La plus forte lumière de toute cette toile est simplement l'ocre jaune pur ". La couleur n'est pas un symbole mais une présence que le peintre ressent au fond de son être : " Un ciel sans aucune tache, lumineux, pas blanc, mais d'un lilas défiant l'analyse, du blanc dans lequel on voit courir du rouge, du bleu, du jaune, un ciel qui reflète tout et que l'on sent partout au dessus de soi, qui est vaporeux et s'accorde avec la légère brume d'au dessous ". Personne ne peut dire mieux que le peintre ce qu'il voit, ou plus précisément ce qu'il ressent. La peinture de Van Gogh est une atmosphère, des tableaux sombres de l'époque des mangeurs de pomme de terre, jusqu'aux  illuminations des paysages croulant de soleil de Provence. Alors même qu'il évoque " des tons d'une pureté inexprimable " ses descriptions illuminent ses tableaux, non pour en faire une exégèse savante, mais pour en faire sentir à l'aide de mots aussi simples que ses couleurs toute l'authenticité. En cherchant une expression totale de lui-même dans la couleur, il donne un sens non seulement à sa peinture mais aussi à sa vie par " l'intense clarté de sa lumière intérieure ". Au cours de son voyage en Tunisie, Paul Klee, ébloui par les lumières et les couleurs de Kairouan, a la révélation : " La couleur a pris possession de moi. Elle me possède maintenant pour toujours, elle et moi sommes unis à jamais. Je suis peintre. "
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Chaise de Vincent Van Gogh.

Cette quête d'absolu le conduit au plus grand dépouillement. Il ne vit que pour sa peinture qui est sa façon de communiquer. La couleur lui permet de suggérer des émotions et l'objet le plus banal ouvre sur l'infini. Devant la chaise simplement posée sur le carrelage, on est tenté de dire par analogie avec Magritte : " Ceci n'est pas une chaise ". Plus qu'une métamorphose, c'est une transfiguration de la chaise. Dans des séries comme les tournesols, il y a un véritable acharnement à leur faire dire ce qu'ils veulent exprimer : ceci n'est pas un tournesol mais une lame fichée dans le cœur à la manière d'un glaive de lumière. Dans ses nombreux auto portraits, il n'y a aucun narcissisme mais une volonté d'exprimer à travers la toile ce que sont ses tourments, un appel désespéré au regard de l'autre. Dans ses tableaux, il n'y a pas de combat entre l'ombre et la lumière. L'ombre en est presque toujours absente : il n'y a que la lumière, la couleur dont la violence rend vaine toute ombre.

De ses débuts d'évangéliste lorsqu'il écrivait à Théo : " …l'une des racines ou vérités fondamentales non seulement de l'Evangile mais de toute la Bible est : La lumière qui luit dans les ténèbres. Par les ténèbres vers la lumière ", il va passer de ce qui était une préfiguration de sa peinture à la prise de conscience du tragique de l'existence de l'artiste : " Je peux bien dans la vie, et dans la peinture aussi, me passer de Bon Dieu, mais je ne puis me passer de quelque chose de plus grand que moi, qui est ma vie, la puissance de créer. "
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