Magritte : ceci n'est pas...


Alors
les images s'élancent et se perdent,
elles s'élèvent
et elles s'écrasent dans leur hauteur même.
Alors s'impose
le réalisme de l'irréalité.

Gaston Bachelard
L'Air et les Songes



La peinture de René Magritte et d'autres surréalistes Belges, comme Paul Delvaux,  est froide et cérébrale. On ne trouve pas dans ses grands espaces glacés ni la chaleur, ni la luminosité des couleurs. L'ambiance y est parfois inquiétante comme dans une banlieue triste et grise. Pourquoi donc s'arrêter à une œuvre qui utilise  le figuralisme trivial d'une pipe pour imposer sa conception de l'art. De plus en plus souvent, l'art moderne n'est plus synonyme de beau, autorisant aux yeux de certains artistes toutes les facéties et toutes les outrances. Cela n'est pas le cas de Magritte qui s'interroge à travers sa peinture sur la signification de l'art. Il n'y a pas de message, il n'y a pas de symbole mais seulement la négation du réel : " Ceci n'est pas…. ". 
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Ceci n'est pas une pipe. Magritte.
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La condition humaine. Magritte.1935.

La clef nous est fournie par Magritte lui-même : " Il faut ignorer ce que je peins pour l'associer à une symbolique naïve ou savante " car " le visible est assez riche pour former le langage poétique évocateur du mystère de l'invisible et du visible ". René Passeron éclaire ce mystère du visible " qui n'est pas le réel puisqu'il en est déjà la traduction sensible ". Dans le tableau La condition humaine une toile sur son chevalet se juxtapose très exactement au paysage qu'elle représente au point que la nature et la peinture ne font qu'un. " La méditation surréaliste est centrée sur l'ambiguïté du visible ". Le paradoxe que développe Magritte est qu'il donne à voir des images dont la signification est ailleurs que dans l'apparence. Dès lors que deux objets sont identiques sur le plan perceptuel, l'un peut être une œuvre d'art, ou du moins y prétendre, Fountain de Duchamp, et l'autre un objet trivial, urinoir, en l'occurrence. 

Pour Alfred Gell, " n'importe quoi peut être de l'art " dès lors que les objets reflètent l'agentivité de ceux qui les inspirent, les produisent, les utilisent ou les regardent dans le contexte social où ils sont imbriqués. Arthur Danto en déduit que l'essence de l'art réside ailleurs que dans la vision de l'objet. L'œuvre d'art n'existe que sur la base de l'intention de l'artiste. L'art est aussi menteur que les sens, mais l'artiste n'avoue jamais. L'énigme de la Beauté est que toute représentation est faussée dès qu'elle implique les sens et que le contact ne peut se faire que par les sens.

La peinture de Magritte assume l'espace temps de la peinture, limitée à un tableau et frappé d'immobilité comme si le temps soudain s'arrêtait. On retrouve ce thème dans les montres molles de Dali. L'immobilité fait partie de l'existentiel de la peinture. Les peintres figuratifs s'acharnaient à reproduire la forme et le mouvement pour y chercher une véracité en contradiction totale avec l'instantané figé sur la toile. Magritte prends son parti de cet arrêt sur image. C'est au regardeur d'imaginer le mouvement, l'être qui se révèle derrière l'image qui n'est pas ce qu'elle montre. Le titre du tableau vient encore ajouter à l'énigme, les mots ouvrant sur un nouveau labyrinthe en marge de l'image. Le titre est un élément poétique faisant corps avec le tableau. Mots comme l'image détournés de leur signification, égarant un peu plus le regardeur perdu pour mieux le détrousser de ses pensées et l'amener dans un pays où l'on n'arrive jamais.
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La grande famille. Magritte.

" Il y a un mystère dans l'univers, mais quoi ? " disait souvent Magritte. Tous ses tableaux tentent de soulever un coin du voile de ce mystère, mot clef de toute son œuvre. Le voile, le rideau est souvent présent dans ses toiles, non comme un symbole, qu'il rejette et abhorre, mais comme l'élément qui cache. Accepter comme réelle la perception par les sens, c'est accepter une logique du monde. Ce que je perçois, en particulier ce que je vois, n'est pas, mais il faut passer par l'image pour aller au-delà. Les mots et les images sont les portes de cet au-delà, et la porte n'est pas ce qu'il y a derrière la porte. Pour transgresser le mot ou l'image il faut les pousser à la trahison. " La rencontre fortuite d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table de dissection " mais est ce bien une rencontre fortuite ? Dans quelle mesure cette rencontre s'impose t'elle à l'artiste, lui est elle inspirée ou simplement voulue ? De la confrontation de deux témoins qui mentent peut surgir la vérité. L'image la plus banale, comme le fait le plus anodin, peut révéler la plus troublante des réalités.

Dans La grande famille l'oiseau prenant son envol découpe dans un ciel d'aurore ou de couchant, la grande clarté du jour. Comme chez Max Ernst, les oiseaux des Grâces naturelles sont les messagers d'un monde mystérieux, où comme Loplop, le supérieur des oiseaux, ils règnent en maîtres. Les oiseaux peuvent s'affranchir de la terre et vivre dans le ciel. 

Dans Golconde les petits hommes en chapeau melon réalisent ce rêve de lévitation qui a dû hanter Magritte, comme il m'arrive parfois dans ces visions hypnagogiques, entre éveil et sommeil. Cette thématique des oiseaux, très présente chez Max Ernst, est porteuse, comme toute son œuvre, d'une charge, d'une puissance onirique, encore plus grande et plus inductible peut être, du fait du travail de l'image pour suggérer la voie. Là où Magritte double les sécurités, au point de se demander s'il veut cacher - ceci n'est pas - ou révéler, Max Ernst donne par les mots une partie seulement des clefs. Dans l'approche surréaliste, ce n'est pas à l'artiste de dévoiler ce qui se passe derrière le visible, mais au regardeur d'ouvrir les portes, de franchir les murs ou de déchiffrer les messages. Il n'y a pas de code mais la liberté de la découverte par chacun.
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Golconde. Magritte.

Il ne faut pas vouloir à tout prix trouver une explication. Une étude psychanalytique de ses œuvres suggèrerait certainement des explications. Le drame du suicide de sa mère pourrait peut être rendre compte de la tristesse latente de beaucoup de ses œuvres, faites d'une palette sombre et de couleurs froides, où la mort est souvent présente. A juste titre Magritte récuse par avance toute explication de cet ordre : " L'art tel que je le conçois est réfractaire à la psychanalyse : il évoque le mystère sans lequel le monde n'existerait pas… ". Il refuse de même le recours à l'inspiration par le rêve : " Je veille à ne peindre que des images qui évoquent le mystère du monde. Pour que ce soit possible, je dois être bien éveillé… ". L'étrangeté des images témoigne de ce mystère dont il a conscience mais qu'il ne cherche pas à éclaircir. Le mystère du monde qui l'obsède est une manifestation de l'absurde d'une vie dont la mort est l'ultime avatar.

La femme est présente dans toute l'œuvre de Magritte. Elle est nue, d'une beauté froide, figée, d'une immobilité de statue ou de morte. Le contraste est permanent avec l'homme en redingote et chapeau melon mais l'un et l'autre témoignent du mystère de l'être que le corps soit caché par les vêtements ou offert dans une nudité hiératique. Que cache t'il derrière celle qui ne cache rien ?  De toutes manières les apparences sont trompeuses. Ceci n'est pas érotique…Le corps de la femme, souvent célébré dans l'art pour sa beauté, n'est pas représenté pour soi, mais comme dit André Breton de la peinture : " son premier souci est de savoir sur quoi elle donne. ". Il faut qu'elle donne sur le merveilleux qui est la beauté même qu'André Passeron analyse avec les mots de Breton : " explosante fixe, magique, circonstancielle " cette beauté surgit dans la " lumière de l'image ", où l'évidence du surréel est portée par l'intervention irrépressible de l'imaginaire.
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La magie noire. Magritte. 1946.

Par la froideur des apparences, Magritte pousse à l'extrême la réification et la cérébralité du surréalisme. On est loin de "  la beauté sera convulsive " d'André Breton. On est loin des canons de beauté de la peinture classique ou de la célébration de la lumière et des couleurs de l'impressionnisme. Malgré l'aspect froid et compassé de sa peinture, on ne peut pas dire que Magritte ne recherche pas la beauté. Ses compositions sont d'un grand classicisme au plan de la forme et les couleurs, même dans leur froideur habituelle, sont harmonieuses et agréables à regarder, témoignant d'une recherche de la beauté, dont le corps de la femme constitue la référence formelle.

Pour Georges Bataille, l'art est " la création d'une réalité sensible, modifiant le monde dans le sens d'une réponse au désir de prodige, impliqué dans l'essence de l'être humain. ". L'œuvre de Magritte cherche moins à comprendre qu'à illustrer l'énigme du monde et son absurdité. L'ironie, la dérision sont les armes face à l'absurde. De son art, Magritte dit qu'il est " la description d'une pensée absolue, c'est-à-dire une pensée dont le sens demeure inconnaissable tout autant que celui du monde. ". Toute interprétation esthétique, psychanalytique, onirique, philosophique, que l'on pourrait faire de l'œuvre de Magritte est à priori fausse car elle est et doit demeurer une énigme, " belle comme un rêve de pierre ", comme le mystère de l'univers.
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