Georges Braque


" L'art est une blessure qui devient lumière. "
Georges Braque


Le nom de Georges Braque est intimement lié au cubisme dont il est avec Picasso l'un des initiateurs. La rétrospective de son œuvre, qui vient d'ouvrir au Grand Palais, est une superbe exposition qui retrace chronologiquement le parcours pictural de l'artiste. Très souvent, les œuvres de jeunesse d'un peintre sont d'une très grande médiocrité qui ne laisse en rien présager de ce que sera l'évolution de l'artiste. La question que l'on est alors en droit de se poser est de savoir s'il était bien nécessaire de les exhumer. 
Cliquez pour agrandir l'image
Le viaduc à l'Estaque, 1908.

Dans le cas de Georges Braque, cette question ne se pose pas car ses premières toiles sont belles et trouveraient naturellement leur place dans une exposition consacrée au fauvisme. La palette est riche en couleurs, joyeuses, rafraîchissantes. Ces toiles montrent une facette de l'art de Braque qui est de se laisser imprégner du courant pictural du moment et de s'inspirer de la manière d'autres artistes. On est encore en plein impressionnisme et l'on retrouve dans sa peinture, malgré une touche personnelle affirmée, son admiration pour Corot,  des réminiscences des impressionnistes et surtout l'influence de Cézanne qui l'encouragea et fut son maître. Il lui conseillera de " traiter la nature par le cylindre, la sphère et le cône " auxquels Matisse  ajoutera, en voyant Maisons à l'Estaque, le cube, à l'origine de l'appellation par Louis Vauxcelles de ce courant artistique.

Des paysages de l'Estaque de Cézanne, on glisse imperceptiblement vers la transformation cubiste des formes qui y est déjà sous-jacente. La filiation est évidente, mais le génie de Braque sera de faire de ces formes épurées, non pas un genre à exploiter, mais une déconstruction-reconstruction qui est le propre de l'art. Le principe de la facette apparaît comme une multiplication des angles de vision successifs, en vue de fusionner le sujet en une seule image, qui aboutit à " subdiviser l'intérieur des formes pour créer une ambigüité spatiale ".

De même que l'impressionnisme a changé l'expression de l'image en substituant à la reproduction la plus fidèle possible des formes et des couleurs une transmutation de l'apparence, le cubisme explore une autre voie d'accès à la beauté. Le peintre s'exprime à travers des formes et des couleurs qui ne sont pas la reproduction fidèle des sens, de la vision par les yeux, mais de sa sensibilité profonde, de son ressenti, de sa spiritualité. Le cubisme est en ce sens fils de l'impressionnisme, précurseur de l'abstraction, et Braque personnifie cette filiation. 
Cliquez pour agrandir l'image
Le pigeon aux petits pois. 1912.

Le cubisme apparaît également comme le précurseur de l'abstraction, comme un maillon de l'évolution vers la peinture moderne. Malgré le caractère dépouillé des formes, le lien avec la figuration n'est jamais complètement tranché. Au contraire des compositions abstraites, les titres des tableaux témoignent de ce choix de se rattacher à un objet, un paysage, un personnage. Pour celui qui regarde le tableau, le choix se fait entre rechercher, à la manière d'une devinette, l'objet caché derrière la transformation des formes, ou de s'en tenir à la contemplation d'un ensemble de formes et de couleurs, comme on le ferait d'un tableau abstrait, sans vouloir y trouver une signification.

La période de l'immédiate avant guerre 14, que l'exposition qualifie de cubisme analytique, pour la période 1910-1912, et synthétique, pour la période 1912-1914, représente à mon point de vue, l'apogée de l'œuvre de Georges Braque.  La palette a changé pour un camaïeu de couleurs automnales d'une grande subtilité de nuances, où la lumière occupe une place importante, les formes se sont structurées avec une grande rigueur de composition conférant aux tableaux un équilibre et une étonnante profondeur de champ.

Les thèmes récurrents des mandolines et autres instruments de musique accrochés dans son atelier, des corbeilles de fruits, des cartes à jouer se renouvellent dans une recherche constante de l'expression picturale. Les collages, caractéristiques du cubisme synthétique, viendront renforcer cette recherche par une sélection des facettes les plus signifiantes, tout en conservant une extrême rigueur de composition. 
Cliquez pour agrandir l'image
La clarinette. Papier collé. 1913.
Cliquez pour agrandir l'image
Braque et Picasso.
Le compagnonnage qu'il eut avec Picasso à cette époque de sa vie, débouche sur une grande similitude d'expression et de production qui feront du cubisme, au-delà d'une recherche individuelle, un véritable mouvement de l'art moderne. " Braque et Picasso se voient tous les jours, confrontent leurs idées et marient leurs différences ". " C'est comme la cordée en montagne…nous travaillons beaucoup tous les deux ". 
Cliquez pour agrandir l'image
Braque et Picasso.
De cette période d'intense communion intellectuelle et esthétique, les deux peintres divergeront, Picasso se libérant des contraintes et des rigidités du cubisme. Il en gardera essentiellement la capacité de déconstruction mais la reconstruction s'opérera avec une totale liberté, alors que Braque la recherchera dans un retour vers le figuratif. Nicolas de Staël, qui fut l'un de ses grands admirateurs, effectuera lui aussi un retour vers davantage de figuratif qui lui sera reproché.

La guerre, à laquelle il participera et dès le début de laquelle il fut grièvement blessé, constitue une évidente rupture dans sa peinture. Ce sera d'abord une interruption de plusieurs années puis un retour en 1917 avec un tableau majeur, La Musicienne,  précédant une évolution par à coups vers le figuratif. Pour le visiteur de l'exposition que je fus, ce retour vers la peinture révèle une profonde blessure en miroir de la blessure de son corps. Après l'horreur de cette guerre, rien ne serait plus comme avant, même la manière de peindre. A la rigueur de composition de l'avant guerre succède peu à peu une composition désarticulée où la pureté du cubisme persiste comme un souvenir. La palette monochromatique revient à une variété des couleurs sans pour autant revenir à l'éclat du fauvisme. Quelque chose s'est brisée. La question que pose chez les peintres qui ont accompli ce retour vers une certaine forme de figuration est de savoir si la manière qu'ils ont créée et qu'ils abandonnent peu ou prou est une lassitude, une redécouverte ou un besoin.
Cliquez pour agrandir l'image
La Musicienne. 1918.
Cliquez pour agrandir l'image
L'oiseau noir et blanc.

Braque continuera à rechercher, à innover, mais aussi il s'inspirera de l'œuvre et de la manière d'autres artistes. Certaines toiles, de rares sculptures, évoquent des profils de personnages de Cocteau, de Miro, mais surtout Matisse aura une influence sur sa peinture, notamment dans la série des oiseaux. Ce retour à la simplification, tout en gardant ses attaches avec le figuratif, conduit à une stylisation où cependant il imprime sa marque personnelle. Le rassemblement de ses toiles autour de ce thème dans la dernière salle de l'exposition tendrait à accréditer une marginalisation au sein de son œuvre.

Curieusement, la présentation de ces toiles sur le thème des oiseaux vient rompre la suite chronologique des œuvres observée jusque là. Ses dernières toiles, réalisées à la veille de sa mort, sont très émouvantes mais s'inscrivent en rupture complète avec son œuvre. Ce sont de longs panoramas constitués de bandes de terre, de champs, de ciel, traversés de quelques oiseaux. La sarcleuse dans un champ fait immanquablement penser aux ultimes tableaux de Van Gogh.  Sa silhouette noire se détachant sur le fond jaune du champ évoque les corbeaux qui hantaient Vincent. La sarcleuse, seule, isolée au milieu du tableau, étends ses grandes ailes noires comme le signe prémonitoire de la mort. Elle figure l'angoisse mais aussi l'isolement de celui qui sent sa mort approcher. Il n'y a pour moi aucun symbole dans une telle peinture mais uniquement l'expression brute d'une sensation quasi animale d'une fin inéluctable. Une tache blanche dans le ciel bleu apparaît comme un gouffre qui s'ouvre et l'on imagine que si le tableau vivait cette tache s'élargirait jusqu'à engloutir l'artiste.
Cliquez pour agrandir l'image
La sarcleuse.1963.
D'une telle exposition, on ressort avec le sentiment, non seulement d'avoir vu de merveilleux tableaux, mais surtout d'avoir rencontré un homme qui a consacré sa vie à la recherche de l'expression de la beauté. L'expression de son art est polymorphe, traduisant la recherche de l'expression de son être, de ses sensations, de ses sentiments d'une intransigeante sincérité. Les blessures de l'existence s'y impriment jusqu'à l'ultime combat. Il serait malséant de rejeter telle ou telle partie de l'œuvre mais Georges Braque me semble avoir atteint son Graal avec cette période du cubisme qui constitue ce que la majorité des gens retient de son œuvre. L'œuvre d'un peintre n'est pas désincarnée et, derrière les tableaux il y a l'homme, Georges Braque, que ses œuvres révèlent et dont témoignent ses amis, comme Jean Paulhan, et ses correspondances.
Page précédente : Nicolas de Staël

Sommaire


© 2011-2023. Tous droits réservés. Philippe Scherpereel.http://www.philippe-scherpereel.fr