Du spirophore d'Eugène Woillez au poumon d'acier


La ventilation non invasive par le poumon d'acier connut son apogée lors des grandes épidémies de poliomyélite qui débutèrent avant la seconde guerre mondiale pour culminer avec l'épidémie de Copenhague en 1952. Philip Drinker, un américain, s'attribua la paternité de l'iron lung en 1929, mais le principe et la réalisation du premier poumon d'acier remontait à cinquante ans auparavant avec la découverte et la mise au point du Spirophore  par Eugène Woillez.
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Eugène Woillez.

Eugène Woillez naquit le 19 janvier 1811 à Montreuil sur Mer. En raison des fluctuations de carrière de son père, Capitaine du Génie militaire, puis Directeur des Contributions Indirectes, on le retrouve à l'âge de 18 ans à Villeneuve sur Lot. Malgré son inclinaison pour la musique et le dessin, il effectue ses études de médecine à Montpellier, il soutient sa thèse de Doctorat en Médecine en juin 1835 à Paris. En août 1835, il s'installe à Clermont de l'Oise comme médecin de la maison des aliénés. Il y restera 14 ans jusqu'en 1849. Très doué pour la musique et le dessin, il découvre les vertus de la musicothérapie, invente, deux années avant Braille, une méthode de lecture pour les aveugles. Il sillonne en tous sens le Beauvaisis, visitant cathédrale, églises, chapelles, pour écrire et dessiner les planches d'un ouvrage de référence : " L'archéologie des monuments religieux de l'ancien Beauvaisis pendant la métamorphose romane ". Il réalise lui-même les eaux-fortes par une technique électrolytique de son invention qu'il publie en juillet 1847 à l'Académie des Sciences. En 1848, il se dévoue pour traiter les malades victimes d'une épidémie de choléra, dont 115 pensionnaires sur 900 de la maison de santé décèderont. En récompense de son dévouement, il est décoré de la Légion d'Honneur.

En 1851, il quitte Clermont pour venir s'installer à Paris. En 1855, il est reçu au concours de médecin des hôpitaux de Paris. Il sera successivement Chef de Service à Necker, Cochin et Lariboisière. Lors de son passage à l'Hôpital Cochin, il se spécialise en pneumologie. Il décrit en 1866 la congestion pulmonaire qui sera connue sous le nom de Maladie de Woillez. Il publie de nombreux ouvrages. Lors de la guerre de 1870, il organise avec la Croix Rouge l'ambulance de l'Hôpital de la Charité, aujourd'hui disparu, remplacé par la nouvelle Faculté de Médecine de la rue des Saints Pères. Le 11 mars 1873, il est élu à l'Académie de Médecine, précédant d'une semaine l'élection de Louis Pasteur.
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Congestion pulmonaire
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Spiroscope, 1875.
Document aimablement fourni par le Professeur Marcel Woillez.

Il a alors dans la tête l'idée de construire un appareil de respiration artificielle qu'il destine au sauvetage des noyés. Afin de valider son projet sur des bases expérimentales, il commence par construire, avec l'aide de la Maison Collin, une cage thoracique artificielle, qu'il appellera le " Spiroscope ",  qui sera présenté à l'Académie de Médecine le 20 avril 1875. L'original a été retrouvé dans un grenier par son arrière petit neveu, le Professeur Marcel Woillez, qui le conserve religieusement. Il est constitué d'un cylindre de cristal assez grand pour contenir un seul poumon, relié à l'extérieur par un tuyau qui traverse un couvercle hermétique. Le poumon pourra se gonfler et se dégonfler alternativement grâce aux mouvements d'un soufflet placé à la base du manchon de verre.

Ces expériences aboutissent à la construction d'un prototype, appelé " spirophore " qui est le véritable ancêtre du poumon d'acier. Une miniature en étain est également conservée par le Professeur Woillez. Il est constitué d'un cylindre de tôle assez volumineux pour recevoir le corps d'un adulte jusqu'au cou. Hermétiquement clos à la partie inférieure, il peut s'ouvrir à la partie supérieure pour y glisser le corps d'un patient. Un diaphragme hermétique entoure le cou. Un soufflet de vingt litres est situé en dehors de la caisse principale avec laquelle il communique par un tube. Un levier permet alternativement l'aspiration de l'air contenu dans l'appareil et l'insufflation d'air extérieur engendrant les variations de pression sur la cage thoracique. Des prototypes en réduction furent également réalisés pour la réanimation des nouveaux nés et des nourrissons.
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Spirophore.

Un modèle perfectionné aurait été construit à cinq exemplaires et utilisé, notamment à Strasbourg pendant l'occupation allemande, pour les secours aux noyés, malheureusement cet appareil  a disparu et aucun exemplaire n'a été retrouvé. Il comportait un piston et son levier actionné à la main, faisant corps avec le cylindre métallique. Le corps du patient reposait sur une civière mobile coulissante que l'on pouvait sortir du cylindre pour intervenir sur le patient. Deux poignées et des roulettes facilitaient le déplacement et un regard vitré permettait d'observer les mouvements du thorax. La quantité d'air admise dans les poumons dépassait un litre à chaque mouvement du levier.

De nombreuses démonstrations furent effectuées dans son service de l'Hôpital de la Charité en présence de ses collègues des hôpitaux et de l'Académie de Médecine. Eugène Woillez expérimenta sur lui-même l'efficacité de l'appareil. Il écrivit : " Je me suis placé à l'intérieur de l'appareil pour en contrôler les effets. Ma poitrine étant au repos, après une expiration, et ma  glotte  étant ouverte, je fais signe de l'œil pour que l'on fasse l'inspiration. Aussitôt, je fais malgré moi une inspiration brusque, bruyante, et quand on relève le levier, je fais de même une expiration involontaire ".

Lors des séances  du 1er et du 16 août 1875 de l'Académie de Médecine eut lieu une longue discussion tournant autour de deux objections principales : pendant l'inspiration par le spirophore pourraient survenir des troubles de la circulation encéphalique à l'origine d'une ischémie cérébrale mortelle et l'appareil pourrait faire aspirer et faire pénétrer de l'air extérieur par l'œsophage, en même temps que dans les poumons par la trachée. Les expérimentations réalisées par Eugène Woillez permirent d'écarter ces objections. Le spirophore fut présenté au Havre dans une exposition de matériel de sauvetage et valut à son inventeur la médaille d'argent du sauvetage. Une publication intitulée " Du spirophore, appareil de sauvetage pour le traitement de l'asphyxie et principalement de l'asphyxie des noyés et des nouveau-nés "  par le Docteur Woillez, parut en 1876 à la Librairie Adrien Delahaye, à Paris.

La paternité de la découverte du poumon d'acier fait querelle outre-manche où l'on relève que le docteur Lewins de Leith, décrivit en 1840 un appareil pour la respiration artificielle dans lequel le corps, à l'exception de la tête, est placé sous vide ou dans une situation approchante. Les variations de pression dans l'intérieur de l'enceinte où se trouve placé le corps sont produites par les mouvements du piston d'une volumineuse seringue. Cependant, cet appareil ne semble pas avoir fait l'objet d'application clinique comme ce fut le cas du spirophore. Malgré l'insistance de la Maison Collin, Eugène Woillez refusa toujours  de faire breveter son appareil, afin de ne pas faire de l'argent sur le malheur des malades. Cette absence de brevet allait permettre à Philip Drinker, en 1929, de revendiquer l'invention du poumon d'acier. Des améliorations incontestables avaient été apportées, en particulier un moteur électrique remplaçait le levier manuel et des manchons étanches permettaient d'intervenir à l'intérieur de l'appareil, toutefois le principe et la structure du spirophore demeuraient identiques.

D'autres études, sur le même principe, mais avec des objectifs totalement différents, furent menées en Allemagne par Sauerbruch à partir de 1893.A la demande de son chef de service, le Professeur von Mickulicz, Sauerbruch va entreprendre de très nombreuses expériences en vue de permettre la ventilation des poumons au cours des interventions à thorax ouvert, construisant d'ingénieuses salles d'intervention à variation de pression interne.

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Le poumon d'acier de Drinker.

La première description du poumon d'acier parut dans le Journal of Clinical Investigation, 1929; 7: 229-47, " An apparatus for the prolonged administration of artificial ventilation " par Philip Drinker et Louis Shaw. Le premier patient traité par le respirateur de Drinker en 1929 fut un enfant de 8 ans présentant une paralysie due à une poliomyélite. Il survécut 122 heures avant de décéder d'une bronchopneumonie et d'une défaillance respiratoire congestive.

La première apparition de la poliomyélite fut observée dans le Vermont en 1894, mais la première grande épidémie survint en 1916, faisant 6.000 morts et laissant 27.000 patients porteurs de séquelles de paralysies. La pire des épidémies survînt en 1952 aux Etats-Unis, au cours de laquelle 57.000 personnes, principalement des enfants, moururent ou demeurèrent paralysées. Les années 50 sont considérées comme les années noires de la poliomyélite qui touchait jusqu'à 600.000 personnes par an. La découverte par Jonas Salk en 1954 du vaccin injectable, puis par Sabin, en 1961, d'un vaccin oral, permit dans le cadre d'une campagne menée par l'UNICEF de réduire le nombre de cas déclarés à environ 20.000 en 1999. En 2010, le nombre de cas déclarés n'était plus que de 1325 dans les trois foyers d'endémie persistant en Afghanistan, au Pakistan et au Nigéria. Comme Woillez, Salk refusa de breveter son vaccin, considérant que le fruit de son travail appartient à l'humanité, disant : " Est-ce que l'on brevète le soleil ? ".Salk avait épousé Françoise Gilot, qui avait vécu plusieurs années avec Picasso, dont elle avait eu deux enfants, Claude et Paloma. 

Pour lutter contre l'ampleur des épidémies de nombreux types de poumons d'acier furent produits. En 1938, la survenue d'une épidémie en Grande Bretagne, incita Edward Thomas Both à mettre au point un " tank ventilator ", sur le modèle du poumon d'acier de Drinker. Lord Nuffield, industriel philanthrope, proposa d'en construire 5.000 dans son usine et de les offrir à chaque hôpital de l'empire britannique qui en ferait la demande. Plus de 1.800 furent construits mais la substitution de la ventilation assistée au poumon d'acier mit un terme à son projet. En France, la Société " Le Matériel Médical et Sanitaire " (M.M.S.) produisit un poumon d'acier, type Universel, figurant dans les collections du Musée Hospitalier de Lille, dont un modèle 57 figure encore dans une décision du 22 juillet 1957 de la Commission Administrative du CHR de Lille. Le modèle le plus courant fut l'Emerson respirator qui équipait des salles entières lors de la grande épidémie de Chicago, tandis que des dispositifs multiplaces étaient également réalisés pour traiter un nombre considérable de malades. D'autres types d'appareils seront également mis en service, en particulier celui de l'Hôpital Américain de Neuilly. En Russie, des poumons d'acier très similaires à l'Emerson, furent construits. L'un d'entre eux est visible au Musée de la Médecine de Riga. Le plus récent et le plus sophistiqué fut l'Eiserne Lunge de Dräger dont des exemplaires sont également conservés dans différentes collections. 
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Poumon d'acier M.M.S.
Musée Hospitalier de Lille.

Des souvenirs personnels de cette époque émergent la survenue de décès dramatiques parmi mes relations familiales, puis au début de ma carrière médicale, l'expérience d'un stage dans le Service des poliomyélitiques, regroupés dans le Pavillon 54 de l'Hôpital de la Charité de Lille. Dans ce Service, qui fut à l'origine de la réanimation lilloise, je pus voir fonctionner les poumons d'acier, puis les premiers respirateurs Engström  et assister à la rééducation des poliomyélitiques dans d'énormes aquariums dont le sommet affleurait le plafond, imposant d'invraisemblables contorsions aux kinésithérapeutes pour y introduire les patients. Quelques années plus tard, m'étant destiné à la réanimation, lors d'un stage à l'Hôpital Claude Bernard de Paris, je découvrais certains patients qui y avaient pris pension depuis de nombreuses années, reliés à leur ventilateur comme à une prothèse respiratoire permanente. Lors d'une visite dans le Service de Réanimation de l'Hôpital Civil de Strasbourg je vis un jeune homme qui avait passé son baccalauréat et sa licence en droit de son lit d'hôpital. Frédéric Snite, de Chicago, qui avait contracté la poliomyélite lors d'un voyage en Asie du Sud Est vécut 18 ans dans un poumon d'acier.
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Poumon d'acier Emerson.
Musée Hospitalier de Lille.

Au plus fort de l'épidémie de Copenhague, entre le 24 juillet et le 3 décembre 1952, durant laquelle l'hôpital eut à faire face à 866 patients en insuffisance respiratoire aigue sur les quatre mois,  le 25 août 1952, Henrik Lassen demanda à un jeune anesthésiste danois, Bjorn Ibsen, d'utiliser la technique de ventilation qu'il avait apprise au cours de l'année de stage qu'il avait passé à Boston. La patiente, une jeune fille de 12 ans, fut trachéotomisée alors qu'elle était cyanosée, présentant des gasps et se noyant dans ses sécrétions. Connectée à un système de va et vient de Waters, l'enfant fut ventilée manuellement de façon continue. L'amélioration fut rapide et spectaculaire. Tous les anesthésistes furent mobilisés et plus de 50 patients admis chaque jour furent ainsi ventilés. 
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Respirateur d'Engström.
Musée Hospitalier de Lille.

Cette expérience fut à l'origine de la mise au point du premier respirateur permettant une ventilation une ventilation contrôlée continue, le mythique respirateur d'Engström qui a marqué les débuts de l'essor de la réanimation respiratoire. Avec le développement des techniques de ventilation en pression positive intermittente, la réanimation respiratoire fut rapidement étendue à d'autres types de pathologies neurologiques, type Maladie de Guillain et Barré, musculaires, comme le tétanos, ainsi qu'à toutes les formes d'insuffisances respiratoires aigues. Le 1er août 1953 était inaugurée la première unité de " thérapie intensive " dans le Kommunehospital de Copenhague.

Aujourd'hui, la fréquence des infections nosocomiales, la crainte des barotraumatismes, conduisent à un retour des techniques de ventilation non invasives, en particulier à un regain d'intérêt pour celles dérivées du spirophore de Woillez, telles les cuirasses thoraciques.

Je remercie chaleureusement le Professeur Marcel Woillez pour les précieux documents photographiques et pour les informations concernant Eugène Woillez sur sa vie, ses découvertes et son œuvre, qu'il a eu l'extrême obligeance de me communiquer.
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