Eugène-Louis DOYEN 1859-1916

CONTRIBUTION A L'ANESTHESIE REANIMATION D'UN CHIRURGIEN GENIAL.

Philippe SCHERPEREEL*, Jean-Bernard CAZALAA * *



Eugène Louis Doyen, né à Reims le 16 décembre 1859 est décédé à Paris le 21 novembre 1916. Issu d'une riche famille champenoise, qui produit le champagne Doyen, son père était professeur à l'Ecole de médecine et maire de Reims. Il est interne des hôpitaux de Paris en 1881 dans le service de Lucas-Championnière et prépare sa thèse consacrée au germe du choléra à l'Institut Pasteur, auprès de Nocard. Fervent partisan de l'asepsie, il fonde à Reims un petit laboratoire de bactériologie tout en développant un enseignement de pathologie externe et de médecine opératoire. Il acquiert rapidement une dextérité et une rapidité d'exécution qui en font un chirurgien exceptionnel. Un de ses exploits retentissants fut la séparation réussie de deux siamoises xyphophages, qui étaient exhibées par le cirque Barnum, mais qui décédèrent dans un état cachectique lié à la tuberculose. Après avoir partagé son activité entre Reims et Paris, il se fixe après 1996 dans la capitale. Très controversé, il est atteint en 1891 par un scandale, l'affaire Doyen, accusé d'avoir greffé dans un sein indemne un fragment de tissu cancéreux provenant du sein malade, sur la base d'une théorie personnelle sans fondement scientifique. L'affaire sera classée sans suite mais il sera considéré comme un marginal et n'accèdera jamais à la reconnaissance universitaire à laquelle il aspirait. Il bâtira sa carrière dans le privé en construisant sa propre clinique, l'Institut Doyen, située rue Piccini, dans le XVIe arrondissement, très bien équipée et comptant outre 160 lits, des blocs opératoires adaptés à ses souhaits, un laboratoire, des installations de prises de vues et une galerie d'exposition de pièces anatomiques et de cultures bactériologiques. Ses travaux firent l'objet de très nombreuses publications dont un ouvrage considérable, en cinq tomes, le Traité de thérapeutique chirurgicale et de technique opératoire, publié entre 1908 et 1913. Doté d'un extraordinaire génie inventif, il créa une multitude d'instruments dans tous les domaines de la chirurgie et fut le promoteur de l'asepsie chirurgicale, de l'électrocoagulation, et, en ce qui nous retiendra particulièrement, d'instruments permettant l'accès aux voies aériennes et la ventilation. Parallèlement à son activité chirurgicale, Doyen poursuivit son œuvre biologique dans le domaine de l'infectiologie et de l'immunologie, réalisant même la production de médicaments tels la Phagédine, la Staphylase et la Mycolysine. Il réalisa également un travail didactique considérable en produisant de multiples coupes et planches anatomiques, éditant un atlas de microbiologie basé sur la photomicroscopie, et surtout en entreprenant une œuvre de pionnier du cinéma opératoire, mettant au point son propre matériel et transformant une salle d'opération en studio d'enregistrement. Dans le domaine de l'édition, il fut le rédacteur en chef de la Revue Critique de Médecine et de Chirurgie, ainsi que des Archives de Doyen. En dehors de son activité médicale, il s'intéressa à la balistique, inventant avec Gustave Eiffel des munitions d'un type révolutionnaire et mettant au point des canons, dont un mortier lourd, qui fut commandé par l'armée mais n'eut pas le temps d'être utilisé avant la fin de la première guerre mondiale. Ses collections anatomiques balistiques retinrent l'attention de l'Etat-major.

Toutes ces activités devaient lui valoir l'animosité de ses confrères et de la bonne société lui créant une réputation sulfureuse. Divorcé de sa première épouse qui lui avait donné trois enfants, il menait une vie mondaine agitée et se remaria en 1907 avec une actrice, Andrée Marconnier. Franc-maçon et libre penseur, il avait cependant accueilli des religieuses dans sa clinique, il soignait les pauvres en faisant payer largement les riches, et avait créé dans Paris, sur sa fortune personnelle, une vingtaine de dispensaires gratuits. Il servit de modèle à Marcel Proust pour son personnage de Cottard, fut éreinté par Léon Daudet dans Les Morticoles, sous les traits du Docteur Bradilin, et il fit l'objet de nombreuses caricatures dans les journaux. Aujourd'hui, le nom de Doyen reste connu par certains des instruments chirurgicaux qu'il inventa et qui sont encore utilisés. Son œuvre, en particulier sa contribution à l'anesthésie réanimation, a sombré dans l'oubli, certaines de ses inventions étant réinventées par d'autres dont le nom, dûment breveté, passera à la postérité.

Le masque hermétique et les tubes pharyngés

Le masque laryngé, tel qu'il est largement utilisé aujourd'hui, fut décrit en 1983 par Archie Brain. Doyen décrivit 75 ans plus tôt, en 1908, dans le troisième tome du Traité de thérapeutique chirurgicale et de technique opératoire, un appareil pour le tubage du pharynx dans les opérations de la face, dont l'embout de forme ovalaire, qui s'introduit directement en arrière de la base de langue, peut être utilisé pour l'anesthésie au chloroforme. Cet appareil à tubage pharyngé s'introduit facilement si on écarte les mâchoires avec l'ouvre-bouche de Doyen, encore commercialisé aujourd'hui. L'encoche qui se trouve située à la partie antérieure de la pièce pharyngée vient se placer exactement au niveau de l'orifice du larynx, un simple renflement de la sonde l'empêchant de progresser plus avant. Il n'existe pas de ballonnet gonflable et il est donc nécessaire de pratiquer un tamponnement du pharynx par une mèche de gaze à la base de langue. Un autre dispositif est proposé pour le tubage du larynx et l'anesthésie directe. La canule laryngée est mise en place à l'aide d'une pince porte-canule, assez similaire à la pince de Magill. Une spatule métallique à double courbure sert d'abaisse-langue et joue le rôle d'introducteur en l'absence de laryngoscope. Ce dispositif dédié à la chirurgie de la face, peut être également utilisé à la chirurgie thoracique sous hyperpression thoracique et ventilation artificielle grâce à l'adjonction d'un masque hermétique avec des ouvertures au niveau des yeux pour surveiller le réflexe cornéen et l'état pupillaire. Ce masque de caoutchouc se termine de chaque côté par quatre bandes de caoutchouc très résistantes qui se croisent en arrière de la nuque pour s'assujettir deux à deux, les unes sur le front, les autres sur la saillie du menton. Des bourrelets pneumatiques assurent la coaptation de l'appareil. Le tube pharyngé peut être engagé préalablement dans la tubulure élastique du masque.

L'appareil à hyperpression thoracique de Doyen

Cet appareillage est l'ancêtre des tables d'anesthésie. Il comporte intégrés sur une table de bois, un récipient d'oxygène comprimé avec un détendeur relié à un cylindre muni d'un ballon de caoutchouc de cinq litres de capacité, surmonté d'un manomètre. Le patient ayant été appareillé d'un tube laryngé et d'un masque hermétique respire en ventilation spontanée dans ce circuit qui distribue aux poumons, soit de l'oxygène seul, soit additionné de vapeurs anesthésiques délivrées par l'action d'un distributeur rotatif qui oblige l'oxygène à traverser une capacité remplie de ces vapeurs lorsque l'on appuie sur la manette. Des soupapes appropriées empêchent la ré inhalation de l'air chargé en gaz carbonique émanant des poumons. A la tubulure qui aboutit aux poumons se trouve branché en dérivation un tube vertical, plongeant dans un récipient rempli d'eau que l'on peut enfoncer plus ou moins dans le récipient : on obtient ainsi l'hyperpression, mesurée en centimètres, en faisant varier la plongée du tube de sûreté. Entre le distributeur et la soupape se trouve un robinet latéral ainsi qu'un second robinet latéral disposé entre la tubulure allant au patient et le tube plongeur que l'on fermera si l'on veut utiliser le soufflet à respiration artificielle.

Le soufflet à respiration artificielle

L'adjonction au circuit du soufflet à respiration artificielle va permettre la réalisation d'une ventilation assistée manuelle. Selon le principe de l'accordéon, le soufflet se compose d'un parallélépipède de bois ouvert à ses deux extrémités, à l'intérieur duquel se meut, grâce aux mouvements appliqués aux parois par les mains disposées sur des poignées de part et d'autre, une cloison mobile comprimant et distendant consécutivement quatre corps de pompe constitués de soufflets. Ces soufflets sont munis de soupapes unidirectionnelles. De cette manière on peut, par un mouvement de va-et-vient, emplir et vider alternativement les deux soufflets d'un côté pendant que l'on vide et que l'on emplit les soufflets de l'autre côté de la cloison mobile. De cette manière, si l'on écarte les deux poignées, on aspire dans le soufflet inférieur du côté gauche l'air chargé de gaz carbonique venant du poumon ; en même temps l'air extérieur qui avait été aspiré pendant la course précédente dans le soufflet supérieur droit, se trouve chassé dans le soufflet inférieur du même côté ; simultanément, l'air chargé en CO2 qui est passé du soufflet inférieur dans le soufflet supérieur gauche, est chassé à l'extérieur. L'écart des poignées étant complet, on les rapproche : l'air pur du soufflet inférieur droit est poussé dans les poumons, tandis que la même quantité d'air est aspirée de l'extérieur dans le soufflet supérieur du même côté pour servir à l'insufflation pulmonaire suivante. On peut faire varier à volonté la capacité respiratoire, correspondant au volume contenu dans les soufflets, en limitant l'écartement des deux poignées, pouvant l'adapter au besoin à la ventilation de l'enfant et du nouveau-né. En raccordant la tubulure supérieure droite au ballon d'oxygène, il est possible d'utiliser ce dispositif à la réanimation de l'asphyxie ou d'une syncope prolongée.

Le soufflet à double corps  pour l'insufflation des poumons

Un dispositif simplifié s'inspire directement du soufflet utilisé pour activer un feu dont il reprend la forme. Il s'agit toutefois d'un soufflet à double corps, les deux corps disposés côte à côte, agissant séparément et alternativement par simple commutation d'une manette. Cet insufflateur manuel préfigure des appareils qui seront utilisés par la suite pour la réanimation extra hospitalière en médecine d'urgence.

Si l'apport de Doyen à la chirurgie est relativement connu, en raison du très grand nombre d'instruments qu'il a mis au point et qui sont encore utilisés de nos jours, sa contribution à l'anesthésie réanimation reste méconnue, expliquant que certaines de ses inventions ont été redécouvertes, parfois de nombreuses années plus tard, sans que leur paternité lui revienne.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE


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WIKIPEDIA, Eugène Doyen. https://fr.wikipedia.org
               


* Professeur d'Anesthésie Réanimation, CHU de Lille
** Praticien Hospitalier d'Anesthésie Réanimation, Hôpital Necker, Paris
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