L'expression du Temps.


Jusqu'à présent, nous avons surtout évoqué le temps comme un phénomène (to phainomenon) tel qu'il se présente à nous et tel qu'on peut le mesurer. Ce qui se présente sous les traits de la réalité, saisissable et quantifiable paradoxalement s'apparente davantage à une abstraction. Le temps tel que nous le vivons, tel que nous le ressentons, est en fait sa représentation (phantasia), un concept. Le terme grec qui exprime la représentation évoque en français les mots fantaisie et fantasme. Les fantaisies du temps s'appliquent davantage au temps qu'il fait, plutôt qu'au temps qui passe. Il faudrait d'ailleurs s'interroger pour savoir pourquoi, dans les langues latines, le même mot temps s'applique aux phénomènes climatiques et à la chronologie. La langue anglaise a deux mots différents : time et wheather. Dans le contexte qui va suivre, le temps qu'il fait contribue à donner sa couleur au temps qui passe. La pluie est assimilée souvent à l'ennui, et les sombres soirées d'hiver paraissaient bien longues avant l'intrusion de la télévision dans les campagnes. Le temps ne paraît sans aucun doute pas aussi long au riche industriel hyperactif qu'au pauvre chômeur, désœuvré. Long comme un jour sans pain.

L'accélération du temps est l'une des caractéristiques essentielle de la période actuelle. Elle va de pair avec le raccourcissement des distances. Il n'y a qu'une dizaine d'années, envoyer une lettre au Japon ou en Australie prenait de plusieurs jours à plusieurs semaines. L'utilisation de la télécopie a ramené l'envoi d'un document à quelques minutes. L'échange de courrier électronique ne prend que quelques secondes. Dans le même temps, les progrès des moyens de transport ont raccourci, sinon les distances, du moins le temps de déplacement. Là où une diligence mettait deux jours, les premiers chemins de fer plusieurs heures, les TGV ne mettent plus qu'une heure. Là où les caravelles mettaient des mois pour traverser les océans, les avions à réaction modernes ne mettent plus que quelques heures. Concorde vole plus vite que la rotation de la terre et un satellite habité effectue plusieurs rotations de la terre par jour. Le lien entre l'espace et le temps apparaît plus que jamais indissociable. L'accélération du temps va de pair avec la mondialisation.

Le passé s'incarne dans des lieux chargés d'histoire. On ne peut pas se promener dans les ruelles de Jérusalem sans ressentir de façon quasiment charnelle toute l'histoire de cette cité. La représentation du temps se charge d'émotion à l'évocation du passé. La charge émotionnelle est encore plus forte lorsqu'elle concerne des lieux où l'on a vécu. Imaginons ce que peut être la visite d'un camp de concentration par un ancien déporté. La représentation du temps est conditionnée par les expériences de la vie et le souvenir que l'on en a de façon consciente ou inconsciente. L'attente, l'éloignement d'un être cher ou d'une grande passion fait paraître le temps très long. Cette lenteur du temps peut conduire à un état de langueur. A l'inverse, que le temps paraît court auprès de l'être aimé, combien son départ semble rapide. Les sensations fortes donnent du temps une perception extrême. La jouissance lors de l'orgasme paraît encore plus courte qu'elle n'est, alors que la douleur qui torture, qui taraude, fait paraître la nuit sans fin.

Les sensations interfèrent donc avec la perception du temps qu'il s'agisse des sons, le silence ou le bruit, des conditions extérieures, le froid ou la chaleur…

Dans une démarche réciproque, la mémoire apporte des couleurs au temps qui passe et restitue le passé à l'esprit. La madeleine de Proust lui paraît sans doute meilleure dans l'instant où il la mange, par le souvenir du passé, et lui permet de retrouver ce passé dans la recherche du temps perdu. Le passé n'est plus seulement ces années passées ni la sensation gustative retrouvée, mais aussi une douceur qui lui rappelle une période heureuse de son existence.


La science fiction s'évertue à nous proposer des visions de ce que pourrait être la cité du futur. L'idée me vint en me promenant sur la Place Stanislas de Nancy qu'il y  avait plus de chances que l'endroit demeure semblable à ce qu'il est dans un millénaire que de prendre l'aspect des villes imaginées par la science fiction. Dans ma jeunesse, les gens de soixante ans me paraissaient des vieillards et l'an 2000 quasiment inaccessibles. La vision qui nous était donnée des voitures, des trains et des avions, tels qu'ils existeraient en l'an 2000, n'avait finalement rien à voir avec ce qui est devenu la réalité. L'image du futur se nourrit d'un certain nombre de phantasmes et d'extrapolations par rapport au passé ou au présent. Léonard de Vinci était donc davantage un visionnaire, plus que Jules Vernes et lui-même plus encore que tous les auteurs de science fiction. Plus inquiétante que la science fiction est la politique ou la sociologie fiction du " Meilleur des mondes " d'Aldous Huxley ou d'" Orange mécanique " de Stanley Kubrick. Les prévisions du meilleur des mondes sont déjà en passe d'être dépassées et les exactions des loubards de banlieue ne devraient pas tarder à surpasser les effrayantes images du film " Orange mécanique ". 
Fontaine place Stanislas
Le futur, ce ne sont pas seulement des lendemains qui chantent mais c'est aussi l'inquiétude de l'évolution géopolitique ou son propre devenir lorsque la vieillesse approche. La couleur du futur s'appelle espoir ou désespoir. Le passé permet de fonder de - grandes - espérances, basées sur des qualités de dynamisme, d'intelligence - être - ou d'un environnement social favorable, telle que la richesse - avoir -. Au nombre des grandes utopies de la Révolution française, des Droits de l'Homme et du Citoyen, figure en bonne place " tous les hommes naissent égaux ". La vérité impose de dire comme Coluche, reprenant George Orwell: " mais il y en a qui sont plus égaux les uns que les autres " suivi de l'énumération des contraires : riche ou pauvre, blanc ou noir, malade ou en bonne santé… Les Français ont souvent confondu " égalité " et " égalitarisme ". L'égalité est synonyme de justice, l'égalitarisme est habituellement contraire à l'équité. A mesure que les raisons d'espérer s'amenuisent, il ne reste plus que le rêve. On peut vivre un certain temps sans manger, un peu moins longtemps sans boire, mais on ne peut pas vivre longtemps sans sommeil et sans rêves. La capacité d'abstraction n'est pas donnée à tout le monde. 
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Echelle visuelle analogique
Ainsi, un quart environ des individus est incapable d'utiliser une échelle visuelle analogique (EVA) pour mesurer sa douleur ne sachant pas transformer en point sur une ligne l'intensité de cette sensation purement subjective qu'ils sont cependant seuls à pouvoir évaluer. Cette impossibilité existe aux deux extrémités des âges de la vie, chez l'enfant et le vieillard, ainsi que chez les patients non communicants. Cette inaptitude à l'abstraction ne les empêche pas de souffrir et nécessite une approche clinique appropriée pour évaluer leur douleur, à l'aide de techniques et d'outils adaptés. La capacité de rêver existe, mais elle est bien entendu différente d'un individu à l'autre, le rêve permettant de faire abstraction de la réalité, du temps et de l'espace. Certains rêveurs trouvent ainsi refuge de façon habituellement  inconsciente, dans l'imaginaire, celui-ci leur apparaissant plus doux et plus attirant que la réalité. En franchissant l'échelon pathologique, on aboutit au délire dans lequel l'individu vit en marge complète de la conscience et du cadre social. La relation au temps peut y être complètement abolie.
L'expression du temps est donc indissociable de l'individu. Il y a un vécu, que l'on traîne comme un passé plus ou moins lourd, que l'on ressuscite paré de mille grâces, le " bon vieux temps ", ou entaché de lourds remords, et un futur que l'on peint aux couleurs de son imagination.

Le paradoxe du présent est que du point de vue rationnel, et même physiologique, il est virtuel, c'est à dire rien, et que du point de vue psychologique, il est l'être, c'est à dire tout. Nous avons évoqué, après bien d'autres, le concept de la virtualité du présent, à la jonction du passé et du futur, et nous avons montré comment la neurophysiologie décale l'intégration des perceptions et des sensations, impliquant que celles ci parviennent à la conscience alors même que l'événement qui les ont produites appartient déjà au passé. Cette virtualité du présent, s'oppose au fait que l'individu ne peut vivre qu'au présent grâce à la conscience, même si celle ci intègre obligatoirement tout le vécu de l'être et sa projection dans l'avenir. L'autre paradoxe de l'être et que personne ne peut arrêter le temps, mais que le temps s'arrête pour tout le monde avec la mort. Contrairement à la vision anthropomorphique de l'éternité, fondée sur un déroulement continu du temps, on peut considérer celle ci comme un présent perpétuel : " je suis celui qui suis ". 
Le présent est cet instant subtil où le futur devient passé à la manière d'une transmutation alchimique. La vie est autre chose qu'une succession d'instants qui en terme de raisonnement ne peuvent être que virtuels et ne parviennent à la conscience que dans la mesure où l'être anticipe le futur et se souvient du passé. Il ne peut y avoir conscience sans imagination et sans mémoire. La vie végétative ne se pose pas ces questions : une respiration appelle la suivante et un battement cardiaque s'inscrit dans un rythme. Je peux décider un moment de cesser de respirer, mes émotions peuvent modifier mon rythme cardiaque. L'esprit est capable de dominer le corps, même si la jouissance est capable d'affoler l'esprit et la douleur de l'envahir. Certaines philosophies, comme le zen, certains modes de vie, comme l'ascétisme, certaines religions s'efforcent de développer l'emprise de l'esprit sur le corps. Le corps est censé tirer l'esprit vers le bas, alors que le détachement du corps permet à l'esprit de s'élever. Le détachement suprême, la mort, permettrait à l'esprit de se détacher définitivement de ses entraves charnelles. Le problème est qu'il n'y a pas de conscience, d'esprit, sans la vie des organes. L'âme qui se détache du corps au moment de la mort résout le problème, mais cela suppose d'y croire. Avec la mort d'un individu, le monde ne s'arrête pas de tourner. Le temps continue de s'écouler, imperturbable. Qu'en serait-il du temps, dans l'hypothèse, de moins en moins improbable, où il n'y aurait plus personne pour se souvenir du passé, ni pour imaginer l'avenir ? Le temps s'arrêterait il ? Le temps est-il apparu sur la lune au moment où Neil Armstrong y a posé le pied et s'y est-il arrêté au moment où la fusée a redécollé ? 
Neil Armstrong 1969
Assekrem
Ces supputations sont parfaitement idiotes mais apportent un éclairage sur la nature du temps. Lorsqu'un ermite se retire au désert, un espace où le temps ne compte pas, cette quête de spiritualité est encore une tentative de s'abstraire du temps en allant dans un espace où le temps n'a plus cours, même si l'alternance des jours et des nuits rythme le temps, qu'il y ait un ermite ou personne pour s'en apercevoir. Partir quarante jours au désert n'est pas précisément s'abstraire du temps, mais plutôt des contingences du temps. Le détachement des autres par la solitude, de l'emprise du temps par l'inaction et de l'espace par la distance prise avec les repères habituels permet de concentrer l'homme sur la conscience de l'être par la suppression des bruits parasites. Mais le temps est toujours là, et les montagnes entourent toujours l'hermitage. D'obstacle à la pensée, le temps, le paysage peuvent devenir objets de méditation. Rien de tel que la contemplation de la voûte céleste au milieu du Sahara pour méditer sur l'infiniment grand, que le sable du désert pour se pénétrer de l'infiniment petit et que les roches des montagnes pour mesurer l'immuabilité face au temps. Cette tentative de se placer hors du temps et de l'espace débouche paradoxalement sur une quête de l'infini qui est la caractéristique du temps et de l'espace. Pour l'être humain, fini par nature, de sa naissance à sa mort, cette quête de l'infini a pour but de chercher, avec l'espoir de trouver, ce qui le dépasse : l'éternité.

Le raisonnement permet de considérer la virtualité du présent dès lors qu'il s'inscrit entre le passé et l' " à venir ". Malgré la durée du passé, de l'histoire et de la préhistoire, malgré l'indéterminé du futur, passé et avenir n'ont pas plus d'existence que le présent, sauf à considérer que le présent est tout, passé et futur, concentré dans la virtualité de l'instant. C'est la conscience de l'être. Grandeur de l'être, capable non seulement de conceptualiser des notions qui le dépassent, l'infini, mais aussi de fusionner passé et futur, dans un présent en fuite perpétuelle. Fragilité de l'existence qu'un grain de sable peut enrayer : mécanismes délicats du vivant face à l'immensité cosmique, aux forces de la nature. Tout l'homme est dans cette grandeur et cette fragilité.
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