Prolégomènes 

Les derniers rayons du soleil couchant en cette fin du mois d'août filtrent  à travers la ramure des pins qui bordent la plage en contre bas et nimbent la montagne sur l'autre rive de la baie d'une brume dorée. La beauté du spectacle  m'enveloppe  comme cette brume et m'envahit de sa quiétude.

Dostoïevski, dans son roman l'Idiot, fait dire au prince Lev Nikolaievitch Muichkine : " La beauté, c'est difficile d'en juger ; je n'y suis pas encore préparé. La beauté est une énigme. ". Je suis moi-même dans cette expectative. Il me faut clarifier mes idées et, à travers une anthologie très personnelle, tenter de justifier ma propre vision de l'art et de la beauté. Max Loreau, se référant à Husserl et à Descartes, fait remarquer que " celui qui aspire à être philosophe doit, au moins une fois dans son existence, faire retour sur soi en vue d'échafauder ensuite une philosophie qui soit sienne. Cet objectif, il ne peut espérer l'atteindre qu'au terme d'une descente vers l'origine dont l'effet est de mettre à nu le moi absolu seul face à lui-même. ". C'est par le beau qu'il faudrait débuter l'éducation du philosophe afin d'apprendre, comme l'enseigne Platon, à passer du factuel au concept, de la perception par les sens à l'idée, du concret à l'abstrait, ce que François Jullien formule : " dis moi quelle est ta définition du beau et je te dirai quelle est ta philosophie ".

La beauté c'est aimer 

Je viens d'achever la lecture de ce livre merveilleux de François Cheng., Cinq méditations sur la beauté. Ma propre réflexion prends le relais et je me pose cette question apparemment simple : qu'est ce que la beauté ? La première réponse qui me vient à l'esprit est : c'est ce que j'aime, ce qui me plait. De cette réponse émerge le " je ", c'est-à-dire l'individu, le subjectif et le plaisir, mais au delà du " je ", " des frontières indicibles ". Cette conception rejoint la tradition néoplatonicienne qui établit le lien du beau avec l'amour : La présence de la beauté inspire l'amour aussi naturellement que l'application de la glace ou du feu produit les idées du froid et du chaud ". Le plaisir va sans doute à la rencontre d'un désir inavoué, informulé de la beauté. Comme une femme qui inspire le désir, suscite le plaisir et fait naître l'amour. Cela relativise la beauté, qui ne dépend pas d'un absolu qui s'imposerait de l'extérieur, mais de l'émotion d'un individu qui la reçoit comme un cadeau de la nature ou de l'artiste qui l'a produite. " Chaque être étant unique, chacun de ses instants est unique….C'est avec l'unicité que commence la possibilité de beauté. Chaque être est (virtuellement) habité par la capacité à la beauté et surtout par le désir de beauté " écrit François Cheng. Ce qui est beau pour moi, aujourd'hui, ne l'est pas forcément pour un autre, hier ou demain. Tout le contraire d'un absolu universel, en tous lieux et en tous temps. 
Cinq méditations sur la beauté.
François Cheng
Le plaisir esthétique est également le fondement de la philosophie de Kant, mais au travers du jugement il atteint l'universalité où l'individu s'arrête au plaisir. Le plaisir que nous prenons au beau tient au fait qu'il peut être partagé. Kant écrit dans Critique du Jugement : " Est beau ce qui plait universellement sans concept ". Kant estime que le beau ne peut être qu'universel et qu'il est " ridicule " d'affirmer qu'un objet est " beau pour moi ". Il oppose ce faisant un jugement esthétique pur au ressenti émotionnel. Il n'y a pas de transition permettant de passer des concepts au sentiment de plaisir ou de déplaisir. Il y a dit Burke " une ligne de démarcation entre la jouissance esthétique, qui échappe à la raison, et le goût, qui se cultive par l'exercice et la connaissance critique ".

Les proportions, la perspective ne sont pas la cause de la beauté. Il n'y a pas de règle ni pour produire de la beauté ni pour en juger. La beauté n'est pas une caractéristique d'un être, d'un objet. La beauté est dans le rapport entre la représentation de l'objet et le sentiment de plaisir que nous ressentons. La beauté résulte de l'effet sur notre sensibilité de nos propres représentations de l'objet, images nées de nos perceptions, en termes de plaisir. La perception de la beauté est une expérience émotionnelle et donc personnelle. " L'acte de voir, dit Gell, n'est pas l'acte d'une machine à percevoir le réel en tant que composé d'évidences…C'est toujours une opération de sujet, donc une opération refendue, inquiétée, agitée, ouverte ". L'appréciation du beau n'est donc pas le résultat d'une démarche intellectuelle répondant à des critères objectifs. Ce ressenti personnel est différent de la genèse de l'œuvre d'art qui implique une conceptualisation et s'inscrit dans un contexte historique, social et culturel.

L'art est un dialogue singulier, que traduit Mark Rothko : " Quand une foule de gens regarde une peinture, j'ai le sentiment d'un blasphème, je crois qu'une peinture ne peut communiquer directement qu'à de rares individus auxquels il arrive d'être en harmonie avec elle et avec l'artiste. ". André Malraux a écrit : " Tout objet est éligible au registre des œuvres d'art, quelque soit son origine, quelque soit son époque, si elle s'inscrit dans ce dialogue de l'homme et d'un objet avec lequel il entre en résonance ".Le sentiment de beauté est une rencontre que Hume exprime dans Le modèle du goût : " La beauté n'est pas une qualité inhérente aux choses, elle n'est que dans l'âme qui les contemple, et chaque âme voit une beauté différente. " Un adage indien dit la même chose en d'autres termes : " La beauté est dans l'œil de celui qui contemple " mais c'est l'intériorisation de la beauté qui produit l'émerveillement et le plaisir.

La beauté peut elle être universelle ?

A l'opposé d'un dialogue singulier entre l'objet, qui procure, et la personne, qui éprouve le plaisir, la conception de la beauté universelle  tiendrait à des caractéristiques objectives faisant l'unanimité. L'universalité du beau est ce qui permet d'éviter, comme le dit François Fédier de " se sauver dans l'indicible, dans le réduit subjectif au goût personnel ". Quand ce philosophe dit " se sauver ", il pense " fuir ", " se réfugier " alors que je pense être sauvé, " réussir la transmutation de l'indicible à l'exprimable, la symbiose de l'objet et de la passion. ". Admettre l'universalité du beau c'est aussi incliner à le théoriser en faisant de l'art une forme de pensée et de l'esthétique une référence, un absolu. Quel serait l'intérêt d'une science universelle du beau ? En forgeant des explications rationnelles et complexes on détruit le mystère de l'art et l'on échappe à la simple émotion esthétique.

La réalité suivant les individus, les cultures, les pays, les époques est tout autre. La conception anthropologique de l'art n'est pas incompatible avec l'approche singulière du beau qu'elle  renforce même bien au contraire. Elle implique l'intégration dans la vision personnelle du beau les influences ethniques, historiques, sociales et culturelles, inhérentes et propres à chaque individu. Il ne faut pas réduire l'anthropologie à l'ethnographie car elle ne s'applique pas uniquement aux primitifs mais resitue toute œuvre dans son contexte social, cultuel, culturel et historique. De même que la douleur ne se limite pas à un processus neurobiologique mais se vit dans un contexte social et culturel, de même le plaisir procuré par une œuvre d'art fait intervenir l'environnement anthropologique de celui qui la crée comme de celui qui la regarde. 

L'opposition entre une conception universelle ou individuelle du beau n'est pas nouvelle. Elle est même l'une des pierres d'achoppement essentielle des philosophes. C'est le noyau central des relations entre objet et sujet. On trouve cette dualité chez les philosophes de l'antiquité, mais dès le XIIIe siècle, une vision très pertinente de la subjectivité du beau est apportée par Vitellion dans le De perspectiva qui distingue entre la perception des formes visibles et la préhension cognitive qui fait intervenir la mémoire, l'imagination et la raison de l'individu. Cette subjectivité implique la relativité du goût avec les lieux, les époques, les individus et même avec la perspective proche ou éloignée selon laquelle on observe les objets. A la même époque on retrouve chez Saint Thomas, dans sa somme théologique, cette vision subjective de la beauté : " sont dites belles les choses qui offertes à la vue plaisent ". Cette constatation amène immédiatement une seconde question que posait déjà Saint Augustin dans le De vera religione  à savoir si les choses sont belles par le fait qu'elles plaisent, ou si elles plaisent parce qu'effectivement elles sont belles. Dans la première proposition où je me retrouve, c'est l'individu qui prime, dans la seconde, qui a la faveur de Saint Augustin, c'est l'absolu universel de la beauté qui s'impose. La première est une option humaniste, la seconde implique une référence transcendantale qui dans l'esprit de Saint Augustin ne peut être que Dieu :  " beauté de toutes les beautés ". " Lorsque la scholastique parle de la beauté, elle entends par là un attribut de Dieu " écrit Curtius.

Le beau, le bien, le bon ?

Cette référence transcendantale a une autre incidence qui est l'identification du beau et du bien que Robert Grosseteste commente : " Si donc toutes les choses possèdent en commun une appétence pour le bien et le beau (bonum et pulchrum) alors le bien et le beau sont une seule et même chose ". Saint Augustin introduit la différence suivante :  " le beau exprime une orientation du bien suivant laquelle il procure du plaisir à la faculté sensitive, le bien en revanche, prends en considération l'orientation en ce qu'elle plait à la faculté affective ".  La beauté s'oppose au mal. B comme le beau, le bien, le bon ? En regard faut-il mettre le laid, le mal, le mauvais comme dans la conception de l'opposition binaire d'Aristote ou considérer comme les philosophes chinois que les forces antinomiques génèrent une harmonie dynamique qui les transcende : yin, yang, vide médian ? Jardin des délices entre plaisir et souffrance ?

Cheminement de l'avoir à l'être. La beauté relève de l'être et non de l'avoir. J'ai du plaisir, je suis amoureux. Chaque homme porte en lui un désir de beau et en attend le plaisir et une forme de bonheur. L'amour de l'art. L'art d'aimer. Face à ce comportement de l'individu ces valeurs s'imposent elles comme une référence immanente ou comme des " qualia " nées de la perception des êtres et des choses ? L'adjectif " beau " s'applique aussi bien à un paysage qu'à un tableau ou un être vivant, comme l'adjectif " rouge " peut concerner aussi bien un toit qu'une tomate. Il n'y a pas un " rouge " mais des rouges, aussi différents que le carmin et le vermillon, rouge de cinabre ou du jaspe. En Russe ancien, le mot rouge est le même que le mot beau. Dire qu'il est impossible de lier ensemble " ciel " et " bleu ", c'est renoncer d'emblée au processus intellectuel qui permet l'abstraction, malgré l'immense variété des bleus du ciel. Ce qualificatif commun comme le beau peut s'appliquer à différents objets.

De la perception à la sensation, l'objet beau procure le plaisir, de l'émotion à la conscience il suscite communion, connivence et amour. Charles Juliet dans la préface de son entretien avec Fabienne Verdier traduit son sentiment : " La toile s'impose à moi avec autorité et son énergie passe en moi, éveille, excite ma réalité interne, avive ma sensation de la vie. Ce qui m'est donné est plus qu'un plaisir, plus qu'une émotion. Je suis remué dans ma région la plus centrale, ma part la plus intime, la plus vitale ".


La mémorisation de belles choses va permettre de conceptualiser la notion de beau qui reste néanmoins une propriété privée de l'individu, sa culture - osons le mot - qui sera une forme aboutie de sa personnalité, de sa mémoire, et donc de son vécu antérieur. Nul n'est besoin pour cela de faire appel à un idéal extérieur à l'individu. Ce qui est beau pour l'un ne l'est pas forcément pour l'autre, ce que le bon sens populaire traduit par : " des goûts et des couleurs on ne discute pas " à quoi Nietzsche ajoute : " et pourtant on ne fait que cela ".

Chacun se constitue sa propre anthologie littéraire, son musée imaginaire personnel et la discographie de ses musiques préférées. Le choix n'exclue pas l'éclectisme. La rencontre de la beauté est une histoire d'amour. " La beauté n'a besoin que du regard de l'autre pour exister. " écrit François Cheng dans " Toute beauté est singulière. " La pensée unique est terrifiante. Elle est l'ennemie mortelle de l'unicité de l'être.
Toute beauté est singulière.
François Cheng

Beauté dans l'art et dans la nature

La beauté se rencontre aussi bien dans l'art que dans la nature. En grec, le monde se dit " cosmos " qui signifie aussi beauté. Merveilles de l'art, splendeurs de la nature. Hegel sépare complètement beauté naturelle et beauté artistique, pour aussitôt les opposer, allant jusqu'à considérer que seul l'art mérite le qualificatif de beau et que le " beau artistique se situe bien au dessus de la nature " parce que la beauté artistique est née de l'esprit et restituée par lui. L'objet de l'esthétique ne peut être dans sa conception que la seule beauté artistique. L'art rejoint alors la science et la philosophie dans la quête d'une vérité dont il faudrait déjà accepter le postulat qu'elle existe. " La plus haute mission de l'art est de nous faire découvrir la nature, de nous faire rencontrer la réalité par la voie de la sensibilité " écrivait Bergson. La beauté de la nature s'impose à l'évidence et l'on ne peut pas ne pas être ému par les beautés de l'univers. 
L'art peut être considéré comme un prolongement de la nature lorsque, par exemple, la danse relaie et exalte la beauté des corps. Je suis frappé par la parenté, la similitude entre les superbes photographies des nébuleuses prises par la sonde Hubble et les plus belles peintures de Turner. A plusieurs siècles d'intervalle, le peintre ne pouvait même pas imaginer l'aspect de ces mondes lointains, merveilles de la nature, si semblables à sa vision des paysages. L'art a d'autres ambitions que de copier la nature. Même la photographie, quand elle devient un art, laisse transparaître une vision. En ce sens, je ne partage pas l'horreur de Baudelaire et de Marc Fumaroli pour la photographie dès lors qu'elle suggère plus qu'elle ne montre. L'artiste photographe s'exprime dans le choix de son sujet, de son cadrage, de sa lumière. Le résultat n'est pas une image mais une tranche de vie, la transcription papier d'une émotion. Les photographies d'Henri Cartier-Bresson ou de Steve Mac Curry, que l'on peut qualifier de " toiles argentiques ", vont bien au-delà de la fixation d'une image, car le photographe y ajoute sa vision de l'objet, d'un visage, d'une scène. Cela implique un sens de la composition, de la lumière, mais aussi de l'émotion. La photographie peut aller encore plus loin. La photographie peut être un art surréaliste. " Rien n'est venu donner autant raison au surréalisme que la photographie ". Cette phrase de Dali, rappelée lors d'une exposition récente La subversion des images,  illustre comment la photographie a permis d'inventer une mythologie de l'absurde, de déconstruire et de transcender le réel et de transgresser l'art. Les photographies de Man Ray sont comme le miroir d'Orphée qu'il faut traverser pour atteindre ce qui pourrait bien ressembler à la réalité au-delà de l'irréel.
Nébuleuse photographiée par la sonde Hubble.
L'art est une re-création. Dans le Banquet, Platon définit l'art : " tout ce, quel qu'il soit, qui va du non-être à l'être ". Dans l'Hippias majeur, il explique qu'il convient de passer d'une belle chose à ce qui est le beau : " Je ne te demande pas ce qui est beau mais ce qu'est le beau ". Ce faisant on passe de la perception au concept, du concret à l'abstrait, du ponctuel au général. L'art n'a pas pour vocation première de reproduire la nature, même si souvent il s'en inspire. Dans la Physique, Aristote écrit ce qui est traduit  communément par : " L'art imite la nature. " Cette conception aristotélicienne de l'art l'assimile à la science : " Les formes les plus hautes du beau sont l'ordre, la symétrie, le défini et c'est là surtout ce que font apparaître les sciences mathématiques ". Cette conception a prévalu pendant plus de quinze siècles avant que les artistes se libèrent de ce dogme relayé par la scholastique qui assimile la nature à l'œuvre de Dieu. Humanisme de Platon, qui refuse de prendre l'apparence pour la réalité, au regard d'une certaine forme de matérialisme d'Aristote, qui lie la forme à la matière plutôt qu'à l'idée et ne croit pas aux idées séparées du sensible. François Fédier écrit : " Depuis Platon, la philosophie comprends la beauté comme idée " pour se contredire dès la page suivante lorsqu'il note en bas de page : " En tous cas, la philosophie de l'art ne commence qu'avec Kant. ".

La théorisation, l'esthétique, peut être, mais la phénoménologie de l'expression artistique débute avec le premier homme dessinant un bison sur les murs de sa caverne. Face à l'univers et à ses merveilles que lui révèlent ses sens, l'artiste effectue une transmutation quand il ne crée pas un monde totalement nouveau issu de son imaginaire, miroir de sa mémoire et de sa personnalité. Hannah Arendt, dans la Condition de l'homme moderne écrit : " non-monde produit d'une émanation plutôt que d'une création. "
Lee Miller 1930.
Man Ray

Seul l'art a une histoire, la beauté est intemporelle

Jusqu'à la Renaissance, c'est la nature qui sert principalement de modèle. L'art reste très lié à la science, en particulier avec Leonard de Vinci, et l'objectif est de faire croire au monde des apparences, en rupture avec Platon qui considérait déjà que les apparences obscurcissent la réalité de l'être. L'artiste de la Renaissance s'efforce d'appliquer les lois de la perspective et de la lumière pour donner l'illusion d'existence. Grâce au sfumato, utilisé entre autres par Léonard de Vinci pour peindre la Joconde, les contours des visages s'estompent et se fondent dans le paysage ou un environnement familier. C'est une première tentative pour s'éloigner de la reproduction quasi photographique du portrait et faire passer l'émotion ressentie du peintre et la communiquer à celui qui regarde le tableau.
Mona Lisa. Utilisation du sfumato par Léonard de Vinci.
Le Romantisme et l'Impressionnisme feront de l'art le miroir de la subjectivité. L'usage plastique de la lumière non seulement crée de nouvelles apparences mais aussi fait naître une sensualité en suscitant l'émotion. L'abstraction, le surréalisme franchissent un palier supplémentaire avec le retour à la source de l'art libéré de la nécessité de représenter. Perception, sensation, émotion autant d'étapes de l'appropriation par l'individu. Le plaisir est au rendez vous une fois ces étapes franchies. A un certain moment, l'artiste, tel un explorateur du monde intérieur, découvre de nouvelles contrées. La création artistique, de même que le scientifique dans une illumination, va faire une découverte, une invention. A-t-il besoin pour cela de l'inspiration ou n'est il que le médium qui va réaliser la transmutation de l'idée dans des mots, de sa vision par la forme et les couleurs ? L'art transcende la perception de l'objet ce que Hannah Arendt explicite : " Dans les œuvres d'art, la réification est plus qu'une transformation, c'est une transfiguration, une véritable métamorphose dans laquelle… le cours de la nature qui veut réduire en cendres tout ce qui brûle est soudain renversé, et voila que de la poussière même peuvent jaillir les flammes. " Alchimie transformant la perception en image. Pierre philosophale de la pensée. L'artiste donne corps à la pensée. " Les œuvres d'art sont des objets de pensée mais elles n'en sont pas moins des objets. " dit encore Hannah Arendt.

Beauté et esthétique 

Le terme " esthétique " est introduit en 1735 par Alexander Gottlieb Baumgarten dans son ouvrage Méditations philosophiques puis en 1750 dans Aesthetica où il la définit comme " la science de la connaissance sensible ". Félicien Challaye exprime cette conception dans un livre, au demeurant très intéressant, " L'art et la beauté " en donnant la définition suivante : " L'art et la beauté sont l'objet d'une science, ou, si ce mot paraît trop ambitieux, d'une étude nommée esthétique ". Il se reprends au moins en partie dans la phrase suivante : " Etymologiquement, ce terme esthétique désignerait plutôt une théorie générale de la sensibilité ". Constable ira jusqu'à dire : " La peinture est une science …dont les images ne sont que les expériences ". Même si à partir du XIXe siècle l'esthétique devient la philosophie de l'art, on retrouve en passant de Kant à Hegel une définition de l'esthétique comme science de l'art. En quelques lignes, en introduction à l'Esthétique, Hegel accumule dans sa définition de l'esthétique une impressionnante série d'inepties telles que : " Le beau dans l'art supérieur au beau naturel ", " L'esthétique a pour objet le vaste empire du beau…et pour employer l'expression qui convient le mieux à cette science (???), c'est la philosophie de l'art, ou plus précisément, la philosophie des beaux-arts (pléonasme ?). "

L'esthétique, considérée comme une science, implique une universalité du beau reposant sur des critères unanimement reconnus, mesurables, notamment par les marchands et les conservateurs de musées. Le malentendu provient d'une confusion entre le beau et l'art, le beau s'appliquant non seulement aux œuvres d'art mais aussi aux beautés de la nature, l'art n'ayant pas comme seule finalité la recherche du beau. Pour certains artistes la volonté de création passera avant la recherche du beau qui n'est pas la seule finalité de l'art. Ce faisant l'artiste pourra choquer en particulier ceux pour qui l'art doit être universellement beau : " Parce qu'il y a de la beauté dans le chaos ".

L'esthétique ne saurait être la base d'une théorie générale applicable aux objets d'art dans la culture occidentale comme dans les sociétés primitives. Le chapitre de l'encyclopédie Wikipédia consacré à l'esthétique est intéressant à considérer sur le plan didactique à l'usage d'un élève de philosophie qui y trouve l'évolution historique  de la pensée et une ouverture sur les différentes cultures autres que occidentale. Une approche anthropologique de l'objet d'art est nécessaire pour le resituer dans son contexte historique, sociétal, culturel, quelque soit l'époque et le lieu. Gell remplace la notion d'esthétique par celle d' " intentionnalité " qui implique aussi bien l'artiste que celui qui regarde l'objet d'art. Cependant, tant que l'on enseignera la philosophie sous la forme de classifications entomologiques plutôt que sur la manière de réfléchir et d'aimer, on passera à côté de l'essentiel.

Si l'esthétique est une science, courage, fuyons et laissons la à son triste sort. Restons en à la sensibilité. L'un des premiers à avoir explicité cette primauté de la sensibilité est Karl Solger. Son ami Ludwig Tieck parlant de lui disait : on verra "  où l'avenir placera Solger, lorsque les sophisteries hégéliennes seront oubliées depuis longtemps. ". Cézanne résume sa prééminence dans des formules concises : " L'art est la révélation d'une sensibilité exquise. ", " La sensibilité caractérise l'individu ; à son degré le plus parfait, elle distingue l'artiste. ", " L'artiste objective sa sensibilité. ". L'artiste est un révélateur. Comme un révélateur photographique, il produit une transmutation. Peindre n'est pas enregistrer ses sensations colorées : Picasso ne voit pas les choses et les êtres comme des " Picasso ", mais ce qu'il voit il le restitue suivant sa sensibilité. Ce qu'il dit n'a rien à voir avec ce qu'il perçoit ni avec ce qu'il montre. Il ne cherche pas, il trouve. Aucun artiste peint ce qu'il voit.  La sensibilité est instinctive, naturelle faisant dire à Marcel Proust : " L'élan originel qui est comme le battement, l'acte même de la vie, n'est pas intellectuel, l'intelligence ne peut nous l'identifier, il faut qu'en nous la sensibilité l'imite, nous le joue, le répète, se fasse élan et vie. ". Les tenants de l'esthétique en tant que science n'hésitent pas à qualifier cette conception basée sur la sensibilité de subjectivisme, d'ultra individualisme, de sensibilisme (toujours les " ismes ") pour ne pas dire de sensiblerie.

Il est étonnant de voir comment un artiste, un architecte en particulier, se sent obligé d'expliquer sa création dans un jargon parfois emphatique, aussi incompréhensible que celui de nombreux philosophes. Schelling fait dire à Clara : " Pourquoi est il manifestement impossible à ceux qui font aujourd'hui de la philosophie d'écrire comme une partie du moins d'entre eux sait parler ? Ces effrayants néologismes sont ils absolument nécessaires ? Ne peut on dire la même chose d'une manière communément humaine, et un livre doit il donc être parfaitement indigeste pour être philosophique ? " Il ajoute, citant " Les Pensées " de Pascal : " Quand on voit le style naturel on est tout étonné et ravi, car on s'attendait de voir un auteur et on trouve un homme. ". Il aurait pu citer également La Bruyère : " Si vous voulez dire qu'il pleut, dites : " Il pleut. " ". Mais " qu'il est difficile d'être simple " écrivait Van Gogh dans une lettre à Gauguin. Paul Valery, dans ses Cahiers écrit : " Je lis mal et avec ennui les philosophes, qui sont trop longs et dont la langue m'est antipathique ".  Combien de fois les guides de musée vous assènent  leur vision d'une œuvre, interprétant ce qu'ils pensent avoir été la pensée de l'auteur, qui n'est en fait que leur propre conception, constituant le plus souvent un contre sens. J'évite soigneusement leur fréquentation pour ne pas " souiller la limpidité du vent ". Très différente est l'approche de Françoise Barbe-Gall dans son livre : " Comment regarder un tableau " qui est heureusement plus une anthologie personnelle qu'un ouvrage didactique qui devrait donc s'intituler : " Comment je regarde un tableau " ou mieux encore : " Comment je ressens un tableau ". Quand en occident on se place devant une peinture pour la regarder et en tirer du plaisir, en Chine on établit une connivence pour, en se recueillant, épancher son esprit.

Aucune démarche intellectuelle n'est nécessaire pour connaître le beau : concept et apparence doivent apparaître immédiatement incorporés l'un à l'autre de manière lumineuse. L'art est la voie d'accès à l'intérieur des choses et la beauté n'a besoin que d'elle-même pour exister. La " tragédie du Beau ", qu'évoque Solger, tient à ce que l'idée du Beau ne peut être connue qu'imparfaitement dans la contingence de ce monde, l'ironie étant le "  point de passage vers la métaphysique du néant ". Adorno considère que le beau est mort à l'existence immédiate, qu'il ne maintient son intensité que sous la pression de la mort. Son temps est celui de l'éphémère, sa condition est la fragilité. Beauté de Venise.

Art et science

Mark Rothko, parlant des critiques d'art, qu'il n'apprécie que modérément écrivait : " Une peinture n'a pas besoin que quelqu'un explique ce dont elle parle. Si elle a une quelconque valeur, elle parle d'elle-même. ". J'écoute une œuvre d'art, moins pour la comprendre que pour l'aimer. On me reprochera une nouvelle fois une démarche inchoative et une insuffisance d'académisme, mais qu'importe.  Mes rencontres avec l'art ne sont qu'une succession de coups de foudre.

L'art et la science, ou plus exactement, les arts et les sciences, sont deux voies pour approcher la réalité des êtres et des choses, de l'univers visible et invisible, mais par des chemins diamétralement opposés. La science vise à l'objectivité, à travers des lois que chacun peut vérifier et remettre en cause lorsque leur précision est prise en défaut. L'art est fondamentalement subjectif et les règles de l'art ne s'appliquent qu'à la technique permettant son expression. 
L'esthétique ne constitue pas un domaine séparé de la connaissance. Pour Alfred Gell, comme pour Ludwig Wittgenstein, le beau n'existe pas en soi mais se manifeste dans un champ de relations. Picasso a dit : " Je ne cherche pas, je trouve " et Pierre Soulages : " C'est ce que je fais qui m'apprends ce que je cherche ". L'art crée, la science découvre, mais l'un et l'autre permettent de voir l'invisible. Le progrès existe dans les sciences, pas dans l'art. Le savant découvre les lois de la nature, l'artiste révèle ce qui est en lui ou qu'il voit par son œil intérieur. Cézanne disait : " Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience " en écho à Paralceste : " il n'y a rien au ciel et sur la terre qui ne soit aussi dans l'homme ".

Shitao, que Charles Juliet rapproche de Cézanne, ne dit pas autre chose : " Maintenant, les Monts et les Fleuves me chargent de parler pour eux ; ils sont nés en moi et moi en eux ". La peinture chinoise tient toute entière dans cet " esprit d'un paysage " qui ne dissocie pas la nature de l'esprit, qui permet de transmettre l'esprit au travers du tangible : " le paysage contient bien en lui de la matérialité mais tends au spirituel " comme le ressent Zong Bing. 
Sur le mont Huang Shan
Il n'y a pas dans la peinture chinoise deux entités distinctes, l'esprit et la matière, qui a engendré en Occident un dualisme entre l'âme et le corps et qui a conduit à opposer spiritualisme et matérialisme. L'esprit se fond dans le sensible. Il n'y a pas de séparation entre sensible et supra sensible mais un passage, une interface que constitue le beau. Cette communication s'opère dans les deux sens comme Schiller l'a parfaitement décrit : "  par la beauté, l'homme sensible est conduit à la forme et à la pensée…..par la beauté, l'homme spirituel est ramené à la nature et rendu au monde des sens ". Cette contradiction apparente entre deux domaines d'essence différente constitue le mystère, l'énigme du beau.

Personne ne sachant ce qu'est la réalité, personne ne peut dire qui de l'art ou de la science s'en approche le plus, pour autant qu'elle existe autrement qu'en tant que concept. Il en est de même de la vérité qui est l'erreur qui convient au plus grand nombre à un moment donné. Marcel Proust, dans " A la recherche du temps perdu " consacre la prééminence de l'art : " Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune ". Turner et Hubble montrent d'étranges similitudes. Le même dilemme s'applique à la perception et au concept. Les sens nous permettent d'appréhender le beau, par la vue, paysages, fleurs, tableaux….et par l'ouie, oiseaux, musique…..tandis que l'agréable concerne le toucher, l'odorat et le goût. Il n'y a pas de processus psychologique fondamentalement différent entre la sensation du beau et de l'agréable, entre la vision des chefs d'œuvre de la nature ou de l'art, entre caresser un sein, respirer un parfum ou savourer un grand vin. Burke considère que le tact, les sons, le goût et l'odorat sont la cause efficiente du beau qui est commun à tous les sens. Ne dit on pas avoir bon goût lorsque l'on apprécie la beauté ? Il y a une analogie entre le plaisir des cinq sens, entre l'agrément du toucher, par la caresse, et la beauté visuelle. " La douceur est le beau du goût ", " De la douceur, toujours de la douceur " disait Chardin, cité par Diderot. Je trouve navrante cette phrase de Hegel disant : " Le sensible dans l'art ne concerne que nos sens qui sont intellectualisés : la vue et l'ouie, à l'exclusion de l'odorat, du goût et du toucher….qui n'ont affaire qu'à des éléments matériels. "  La perception d'un être ou d'un objet par les sens implique un passage à la pensée pour le qualifier de beau ou de bon mais ce n'est pas une raison pour exclure des sens qui n'ont rien de mineurs. Kant fera cependant une distinction entre le jugement d'agrément (" c'est bon ") et le jugement esthétique (" c'est beau "). L'un comme l'autre échappent  la quantification. Dans La raison du Beau , Descartes écrit :  " Ni le beau, ni l'agréable ne signifient rien qu'un rapport de votre jugement à l'objet ; et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau ni l'agréable aient aucune mesure déterminée. "

Considérer l'art comme une conceptualisation ne date pas d'aujourd'hui : eidos et idea. Léonard de Vinci disait déjà de l'art qu'il est une " cosa mentale ". Descartes, Kant ont posé les prémices de l'art conceptuel qui est devenu, à la suite de Marcel Duchamp, l'une des tendances de l'art contemporain. La Mariée mise à nu par ses célibataires, même illustre sa théorie de l'art comme " fait mental " résultat d'un processus magique de transmutation de la perception " Tout art (après Duchamp) est (par nature) conceptuel car l'art n'existe que conceptuellement " écrit Joseph Kosuth, et qu'il exprime autrement : " La seule exigence de l'art s'adresse à l'art. L'art est la définition de l'art ". Ce disant, il affirme que l'art est langage, qu'il relève du domaine des idées et qu'il n'a rien à voir avec l'esthétique et le goût. L'objet d'art utilise un code " visuel " pour communiquer. Plutôt que de langage on parlera donc de signification. Le langage est révélateur de la pensée dont il est le miroir et le vecteur au point que certains concepts sont intraduisibles dans une autre langue.
La Mariée mise à nu par ses célibataires, même.  Philadelphia Museum of Art.
© 2001. Succession Marcel Duchamp : ARS, NY. ADAGP, Paris.
Cette intériorisation de la perception s'applique d'une manière similaire à l'espace et au temps qui meublent et rythment notre vie. Il est remarquable de constater que l'abstraction est entrée dans l'art au début du XXe siècle en même temps que la science avec les théories des quanta et de la relativité. La conception de l'espace et du temps, qui n'avait guère évoluée depuis Newton et Copernic, s'est en quelque sorte dématérialisée, la matière elle-même se réduisant à des ondes et des particules, impalpables, invisibles, du seul domaine conceptuel de l'hypothèse et de la théorie. L'artiste partage avec le savant la même virtualité du temps et de l'espace, leur insaisissable fusion de " quatrième dimension ". La beauté est aussi nécessaire à la vie que l'espace et le temps. Comme eux, elle s'adresse aux sens mais demeure une abstraction. Comme eux, elle reste une énigme. Beauté éphémère, beauté éternelle. " L'univers n'est pas obligé d'être beau, et pourtant il est beau. ". La beauté de l'univers est aussi une énigme.

Images et imaginaire

L'art est un moyen de représenter, en utilisant comme pour toute communication des signes conventionnels, lettres, mots, paroles, mais il va au delà de la signification. " Image par delà les images " car comme l'enseigne Bouddha : " Toutes les images sont des mensonges. ". René Magritte intitule une de ses toiles Trahison des images sur laquelle il représente une pipe, accompagnée de la légende suivante : " Ceci n'est pas une pipe ". Plusieurs interprétations peuvent être données depuis la plus évidente que la représentation d'une pipe n'est pas une pipe, jusqu'aux dissertations de Michel Foucault sur la réalité des choses. " Peu importe…dans quel sens est posé le rapport de la représentation, si la peinture est renvoyée au visible qui l'entoure ou si elle crée à elle seule un invisible qui lui ressemble ".

Nos sens nous trompent. Je n'en crois pas mes yeux. Image en trompe-l'œil. Ernst Gombrich consacre une importante partie de son ouvrage L'art et l'illusion. Psychologie de la représentation picturale aux illusions d'optique dont il montre de très nombreux exemples. L'innocence du regard se heurte aux ambiguïtés de la vision, à la fois dans ce qu'elle a de limité dans ses performances, mais surtout en ce qu'elle est influencée par ce que nous croyons voir. Il est difficile de distinguer précisément entre ce que nous voyons et ce que nous savons. L'ambiguïté fondamentale de la vision est compatible avec les règles rationnelles de la perspective géométrique, mais incompatible avec l'idée que nous voyons " réellement " le monde. Dans la première Méditation, Descartes écrit : " Tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent pour le plus vrai et assuré, je l'ai appris des sens ou par les sens ; or j'ai quelque fois éprouvé que ces sens étaient trompeurs… ". C'était bien observé. Malheureusement, une page plus loin, il écrit : " …si leur imagination (des peintres) est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau que jamais on ait rien vu de semblable…leur ouvrage représente une chose purement feinte et absolument fausse… ". Et si à l'inverse, le peintre, en se libérant de l'imitation, approchait comme jamais cette réalité que les sens ne peuvent atteindre ? Le peintre de l'époque classique s'efforçait de maîtriser l'illusion de la vision " réelle " sans toujours savoir qu'elle était elle-même une illusion comme l'écrivait Jean Etienne Liotard dans son Traité des principes et des règles de la peinture : " La peinture est la plus étonnante magicienne : elle sait persuader par les plus évidentes faussetés qu'elle est la vérité pure ". Elle permet de voir le monde sous une forme enchantée.

Dans un poème, les mots n'ont plus leur signification littérale. Ils s'entrechoquent ou créent une musique née de la sensibilité du poète. C'est un langage à travers lequel l'artiste s'exprime et communique. Les mots ont le pouvoir de nous affecter avec plus de force que les choses qu'ils représentent. Il en est de même d'une partition musicale. Mozart disait : " je cherche les notes qui s'aiment. " et André Breton : " Les mots font l'amour ". Pour Zao Wou-Ki, les couleurs aussi font l'amour : " Les couleurs sont vivantes, elles s'opposent, se déchirent, s'aiment, se glissent l'une sous l'autre, se pénètrent. Elles sont toutes belles, mais plus encore quand elles s'animent par échos, contrastes, influences. ". Monet, tout à sa spontanéité, disait :  " J'aimerais peindre comme l'oiseau chante. "

Au-delà des sens, dialogue avec l'invisible

L'art est échange, dialogue entre l'artiste et celui qui regarde ou écoute son œuvre, à travers les siècles, à travers le monde, à travers les cultures. Entre le peintre et celui qui regarde son œuvre se crée une chaîne qui part de la perception par sa vue de l'objet, du paysage… La perception se transforme dans son système nerveux en sensation qui intègre dans son cerveau tout ce qui fait sa personnalité, sa sensibilité, son intelligence. Là s'opère la transmutation de l'objet que le cerveau va recréer, dirigeant la main et le pinceau, donnant vie à un nouvel objet que celui qui le regarde va à son tour percevoir par la vue, transformer en sensation et intégrer dans son cerveau avec sa propre personnalité, sa sensibilité, sa mémoire. Cependant pour créer avec ce qu'il a de plus intime, l'artiste devra faire le vide en lui-même, se libérer de ses conditionnements. Le beau écrit François Jullien " porte d'autant mieux le visible à la visibilité qu'il appelle à y renoncer…il est d'ici et de là bas " car le beau appartient au visible et à l'intelligible. Profondément lié au sensible, il porte la nécessité de s'en séparer. Comme un ermite, le peintre pourrait dire : " je me sens d'autant plus présent au monde que je le quitte ". Dans la peinture chinoise, le concept de cinquième dimension est représenté par la Vacuité qui transcende l'espace-temps de l'univers pictural en le ramenant vers l'unité originelle.

Il en sera de même pour celui qui regarde l'œuvre. Il devra faire retraite en lui-même pour se retrouver. C'est la rencontre de deux sensibilités qui seront faites soit pour se comprendre, engendrant satisfaction et plaisir, ou ne pas se retrouver, source d'indifférence ou de dégoût. Mark Rothko exprime ce dialogue singulier en écrivant : " Quand une foule de gens regarde une peinture, j'ai le sentiment d'un blasphème, je crois qu'une peinture ne peut communiquer directement qu'à de rares individus auxquels il arrive d'être en harmonie avec elle et avec l'artiste. ". L'art est donc la rencontre de la sensibilité de l'artiste et de celle du spectateur. Spectateur, qui implique une certaine passivité n'est sans doute pas le terme idéal. Une attitude plus active conduirait à parler de contemplateur, de voyeur ou de voyant, de regardeur. L'action serait selon les cas d'observer, de guetter, d'épier, de mater, d'être aux aguets, d'être co-visionnaire de l'artiste.

Le peintre Guo Xi, cité par François Cheng, écrivait déjà au XIe siècle : … " les meilleurs (tableaux) sont ceux qui offrent l'espace médiumnique pour qu'on puisse y séjourner indéfiniment. ". Plus qu'un objet à regarder, un tableau est à vivre. C'est la raison pour laquelle des œuvres, qui peuvent plaire à certains, comme une composition géométrique de Mondrian, ne suscitent pas mon enthousiasme, parce que trop cérébrales, figées, rigides, tandis que d'autres, tout aussi abstraites et géométriques, comme les peintures de Vasarely, m'interrogent davantage, peut être parce que la cinétique y introduit la composante temps. Hans Arp qui considérait que les formes pures de la géométrie sont un " moyen d'accès par delà l'humain, à l'infini et à l'éternel " délaissera ensuite ces formes trop pures, donc artificielles de la géométrie, passant de l'abstraction au surréalisme. Comme dans la peinture chinoise, il faut qu'une œuvre picturale possède le " souffle rythmique ", le qi-yun, qui structure une œuvre en profondeur dans toutes les dimensions de son espace-temps et la met en communion avec l'univers.

Les couleurs déterminant les formes, les notes constituant la mélodie portent des messages indépendamment de leur apparence, l'art pouvant exprimer une émotion, une pensée, un message, même lorsqu'il n'est pas figuratif. De la peinture de Monet, peintre des brumes, on a voulu faire la conséquence de son trouble de la vision engendré par une cataracte. Ceci peut renforcer la notion que ce que nous voyons n'a sans doute que peu de chose à voir avec une réalité que relativise la fidélité de la vision. Cependant il serait stupide de réduire le génie de Monet à une altération de son cristallin, sa " vision " de la peinture allant bien au delà même du principe de l'Impressionnisme qui est de traduire l'instantanéité de la sensation à laquelle il oppose la restitution de " l'illusion d'un tout sans fin. " Cézanne a pu dire : " Monet n'est qu'un œil, mais quel oeil ! ".

A l'éternel dilemme : " les couleurs déterminent elles les formes ou les formes peuvent elles exister en dehors des couleurs ? ", Georges Braque donne un éclairage particulier lorsqu'il dit : " Le vase donne une forme au vide ", ce que Cézanne traduit autrement : " La ligne et le modelé n'existent point. Le dessin est un rapport de contraste ou simplement le rapport de deux tons, le blanc et le noir. ". Allant plus loin dans un autre texte il écrit : " La couleur est le lieu où notre cerveau et l'univers se rencontrent. ". De Monet, André Masson écrit : " Il fait sauter les digues, disparaître l'idée même de formes qui nous dominait depuis des millénaires. " François Cheng exprime magnifiquement cette alchimie présente dans la calligraphie et la peinture chinoise : " Dans l'imaginaire artistique chinois, l'encre incarne tout le virtuel d'une nature en devenir, et le pinceau, lui, l'esprit de l'artiste qui aborde et exprime cette nature qui attends d'être révélée. ".

Hormis pour un historien de l'art ou pour un restaurateur, cela n'a aucun intérêt de passer un tableau aux rayons X pour savoir qu'il a été peint en surimpression d'une première ébauche. La technique de l'artiste n'est parfaite que lorsqu'elle parvient à se faire oublier. Parlant de l'apprentissage des procédés techniques de la mimésis Ernst Gombrich constate : " Sans ce vaste et méthodique effort, l'art n'aurait jamais pu s'élever, porté par les ailes de l'illusion, jusqu'à l'apesanteur des rêves ". Entre la sûreté du trait, la recherche de la perfection du calligraphe chinois et la liberté du dessin de Picasso le point commun est l'émotion qu'ils suscitent. Au delà de la perception par les sens, la nature, l'œuvre d'art s'adresse à l'intelligence et à la sensibilité de celui qui la regarde. Une des fonctions essentielles de l'art est donc le dialogue, la communication, voire la communion, entre le créateur et celui qui voit, qui écoute…..Ce dialogue n'est pas exclusivement singulier mais, à travers les âges, les civilisations, les cultures, il s'adresse à chacun, par l'entremise parfois d'un imaginaire collectif.

Evolution et permanence de l'art 

L'art ne s'est pas arrêté à une époque mais il évolue tout au long de l'histoire. Il n'est pas le fait d'une civilisation occidentale ou orientale, de l'antiquité ou de la modernité. Lorsque André Malraux propose un " musée imaginaire ", il recherche et suggère la rencontre d'œuvres de toutes les époques, de toutes les civilisations, de toutes les cultures, établissant une filiation du beau des arts primitifs à l'art moderne. Ces rapprochements, souvent insolites, sont parfois un exercice de style mais révèlent une certaine forme de transcendance des époques, des expressions artistiques. Du frottement de deux silex jaillit l'étincelle. Pourquoi les hommes ont-ils produit depuis les temps les plus reculés des objets qui nous semblent " beaux " alors qu'ils ne recherchaient pas la beauté mais auxquels ils conféraient, soit une finalité sacrée soit une utilité à leur communauté ? Les proues de pirogues trobriandaises, les boucliers aborigènes étaient peints pour effrayer l'adversaire grâce à leur pouvoir magique.

Dire que l'art a évolué au cours de l'histoire parait évident, alors que le beau traverse le temps. Nous pouvons aujourd'hui ressentir la beauté d'un masque Egyptien, d'un temple Grec ou d'une toile moderne. Pour certains l'explication de cette intemporalité de la beauté tient au respect de canons analysés et reconnus. Pour ma part, elle est le résultat d'un dialogue avec l'individu auquel elle révèle une essence au-delà des sens. Lorsque Luc Ferry expose une triple historicité dont la première est constituée du symbolisme, du classicisme et du romantisme, la seconde, de l'architecture, de la sculpture, de la peinture, de la musique et de la poésie, et la troisième de la dissolution de l'art dans la religion, il se comporte en professeur de philosophie enfournant des classifications aux futurs bacheliers. Pour ce faire, il n'est rien de tel que de battre le rappel des philosophes, de Platon à Descartes, de Kant à Hegel auquel il se réfère particulièrement. Hegel place la beauté artistique au delà de la beauté naturelle et va jusqu'à dénier le qualificatif de " beau " à des êtres ou des paysages naturels, au nom d'une prééminence de l'esprit de l'homme dans la conception du beau qu'il semble ignorer dans sa perception de la beauté, quel qu'en soit son origine. Ce qui s'applique à l'origine naturelle ou artistique, s'applique également aux diverses formes de l'art. On voit mal, malgré les explications de Hegel, impliquant la tridimensionnalité et la matérialité organique de l'architecture et de la sculpture, pourquoi la beauté d'une peinture serait supérieure à celle d'un temple grec ou égyptien. A l'époque du concept " espace-temps ", on saisit mal cette opposition entre spatialité et temporalité. On aime ou on n'aime pas mais il n'y a pas d'échelles universelles du beau.

A l'opposé de Hegel et de ses classifications, Nietzsche apporte la liberté nécessaire à la sensibilité à la beauté et à l'existence même de l'art. A la froideur du dialecticien, Nietzsche oppose la sensibilité et l'émotion. Sans remettre en question le caractère trompeur des sens qui sont  " tellement immoraux qu'ils nous trompent sur le monde véritable ", en renvoyant dos à dos le " monde vérité " et le " monde apparence ", Nietzsche fait émerger " une réalité plus réelle que celle des anciens classiques, une réalité qui n'est plus rationnelle, harmonieuse, euclidienne, mais illogique, chaotique, difforme et non-euclidienne ". Une telle approche annonce les révolutions à venir de la relativité dans la science, de la psychanalyse dans la psychologie et de l'abstraction et du surréalisme dans l'art. " Notre monde intérieur est un monde bien plus riche, bien plus vaste, bien plus caché qu'on ne l'avait cru jusqu'alors ".

De même qu'il " n'y a pas de faits, mais seulement des interprétations ", le ressenti du beau se comprends à travers cette phrase : " Nos valeurs sont des interprétations introduites par nous dans les choses. Y a-t-il un sens dans l'en soi ? Tout sens n'est il pas nécessairement un sens relatif, une perspective ? ". Michel Foucault éclaire encore cette vision : " Si l'interprétation ne peut jamais s'achever, c'est tout simplement qu'il n'y a rien à interpréter…car au fond tout est déjà interprétation ". Luc Ferry explicite encore un peu plus cette pensée : " …derrière les évaluations il n'y a pas de fond mais un abîme, derrière les arrières-mondes eux-mêmes,d'autres arrières-mondes, à jamais insaisissables car n'ayant en soi aucune existence ". La conclusion de Nietzsche est que " le beau existe tout aussi peu que le bien et le vrai ". Il n'y a donc pas de beauté " en soi ", de beauté " objective " mais uniquement un ressenti, une évaluation qui n'appartient qu'à l'individu. Cette relativité est porteuse de valeurs spirituelles car elle met le beau au cœur de l'individu et l'individu au cœur de la pensée. Nul besoin d'assimiler l'art à une approche de la vérité, et comme l'écrit Deleuze : " L'art est la plus haute puissance du faux, il magnifie le " monde en tant qu'erreur ", il sanctifie le mensonge, il fait de la volonté de tromper un idéal supérieur… ". Maître de l'illusion, jouant des apparences, l'art révèle sinon la vérité du moins l'individu à lui-même. C'est l'expression supérieure d'un humanisme qui place le beau au cœur de l'individu et non dans la matérialité de l'objet d'art.

Cette " puissance du faux " se trouve magnifiée dans ce que Luc Ferry appelle les " avant-gardes ou la postmodernité ". L'art classique voulait plaire avant toute chose, l'art moderne s'en moque au point d'aller jusqu'à la provocation dont la fontaine de Marcel Duchamp n'est que l'un des exemples le plus caractéristique. L'art est tourné en dérision comme étant le sous produit d'une culture bourgeoise débile. Pour Kandinsky, " Ce refus total des formes habituelles du beau conduit à admettre comme sacrés tous les procédés qui permettent de manifester sa personnalité ". Certains " artistes " ne reculeront effectivement devant rien pour asseoir leur notoriété sur la provocation, ceux qui ne les apprécient pas n'ayant rien compris. Cet individualisme exacerbé n'a plus aucune raison de rechercher la beauté, et la communication se borne alors à un nombrilisme béat. Devenue valeur bourgeoise, la beauté n'a plus aucune raison d'exister une fois accomplie la révolution de l'économie, de la société et des mœurs qui libère l'art de la  vision traditionnelle et de la relation à  l'invisible. Même cet inconscient immaîtrisable auquel les surréalistes tentent d'accéder devient chimère. Le monde euclidien qui était si pratique disparaît devant la relativité du temps et de la quatrième dimension.

La vérité en tant qu'absolu n'existe pas plus dans l'art que dans la science réduite aux probabilités, confrontée à l'insaisissable infini d'un espace indissociable du temps. La science au moins cherche à comprendre. Que peut être encore la justification de la création artistique dès lors que la beauté et l'accès par le visible à l'invisible ne sont plus des objectifs ? Certains artistes veulent cependant passer un message qu'ils se sentent obligés d'expliquer, le concept étant déconnecté de son substrat visible. Si " l'art appartient à l'inconscient ", rien n'en empêche l'exploration à la manière de Freud et de la psychanalyse. Le lien entre l'image et la signification cachée est apparemment moins évident mais sans doute plus fort que le raisonnement intellectuel classique. Là où tout n'était " qu'ordre et beauté " apparaît le chaos. Retour au chaos primitif démiurgique ? Matière, anti-matière ? La déconstruction passe par l'abolition du raisonnement et la perte de signification de la représentation.

Faire du jamais fait et imposer un style comme une marque de fabrique reconnaissable pour être reconnu est souvent l'objectif unique et la provocation une arme efficace. L'innovation permanente peut encore se concevoir dans une perspective consumériste mais n'a-t-elle pas atteint ses limites dans l'art ? Quand tout aura été déconstruit, ne restera t'il pas qu'un champs de ruines ? Voici venu le temps des friches intellectuelles et du retour des barbares. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve et le retour à l'art du passé ne peut se concevoir en termes de création. L'évolution peut se faire de façon continue ou par saut, mais jamais par retour en arrière. L'art n'est pas condamné aux musées à perpétuité. Le retour aux sources n'est pas une régression à l'art primitif, classique ou romantique, mais à ce qui fait sa raison d'être, la beauté.

Dans l'art primitif, où nous sommes loin des canons de la beauté grecque et du faux réalisme de l'académisme, existe un processus de déstructuration - restructuration de la représentation que l'on retrouve dans la peinture moderne et chez Picasso en particulier où l'on observe clairement l'influence des arts primitifs. De semblables options s'expriment en architecture avec le dé constructivisme précédant l'avènement du minimalisme. Du " Less is more " de Mies van der Rohe on traduit : " L'art exclut le superflu, ce qui n'est pas nécessaire ". L'œuvre d'art se distingue fondamentalement de l'objet qui en a été l'inspiration. " Je tente de peindre ce que je ne connais pas…le vide, peindre un tableau qui n'en est pas un " a écrit Robert Barry. " Si rien avait une forme, ce serait cela " est le titre énigmatique d'un livre d'Annie Lebrun. Cette phrase est empruntée à Victor Hugo rapportant ce que lui avait révélé le télescope d'Arago, un soir d'été 1834, ajoutant : " Allez au-delà, extravaguez… ". Toute œuvre d'art suppose une déconstruction préalable à sa reconstruction même lorsqu'il s'agit d'une œuvre classique et que l'artiste s'astreint à des règles de composition et de réalisation.

La forme et la matière : même la mer polit les galets

L'art a besoin de la matière pour s'exprimer, pour exister, pour parler à l'esprit. Pour ciseler les images, pour traduire la pensée ou l'émotion qu'il véhicule, il faut le travail souvent acharné de l'artiste pour contraindre la matière. Ce travail peut prendre la forme du dépouillement pour atteindre la perfection à travers la simplicité du trait, la pureté du style. Il y a dans l'art une recherche de la perfection des couleurs, des formes, des sons : une quête d'absolu. Il est rare que des fulgurances de l'esprit trouvent à s'exprimer sans passer par un long travail de la matière. John Ruskin a écrit : " La qualité n'est jamais un accident, c'est toujours le résultat d'un effort intelligent " ajoutant " l'art est beau quand la main, la tête et le cœur travaillent ensemble ". Cézanne répétait sans cesse : " Il faut travailler, il faut travailler ". En cela l'artiste se rapproche de l'artisan dont la vocation est aussi de produire de beaux objets. Chez les grecs et jusqu'à la Renaissance il n'y avait aucune différence entre l'artiste et l'artisan. Ce n'est qu'à partir du XVIIIe siècle qu'apparaîtra la distinction entre art et artisanat. Ce qui fait la différence entre l'artisan et l'artiste, ce n'est pas l'utilité des objets qu'il produit, ce n'est pas la volonté de création qui leur est commune. En ce sens l'architecture qui a une finalité ne serait pas un art. Si la différence essentielle était uniquement l'unicité et la qualité de ce qui est réalisé, la frontière serait ténue. Un joyau unique est il produit par un artisan ou un artiste ? A l'opposé de l'artisan qui se contente de reproduire des apparences formelles extérieures, l'artiste transcrit le contenu de son être le plus profond. Est œuvre d'art tout ce qui suscite l'émotion, le rêve. Une Ferrari ne peut elle être une œuvre d'art sans devoir en passer par une compression de César ?  Le terme " arété " en grec se traduit par excellence, virtuosité mais il provient du verbe " aresko ", plaire. L' " arété " est ce qui plait. Le terme grec se démarque du latin, Ars, artis qui fait référence à l'habileté, le métier, la technique.

Le cerveau et le beau

La reconnaissance du beau, comme tous les processus cognitifs,  implique différentes étapes : la perception par les sens, l'intégration des images, leur mémorisation et leur reconnaissance par le cortex cérébral. Les progrès actuels des neurosciences rendent caduques les conceptions philosophiques qui leur sont antérieures. Lorsqu'un neurobiologiste comme Jean Pierre Changeux se pose la question : " Qu'est-ce que le beau ? ", il suit ce cheminement de la perception à l'émotion à travers les milliards de connexions neuronales, de la rétine au cortex.

L'histoire de la vision a connu d'innombrables errements que l'on conçoit difficilement aujourd'hui avant d'en arriver aux connaissances actuelles. Les molécules photo réceptrices, la rhodopsine des bâtonnets et les opsines des cônes, sont des protéines allostériques transmembranaires dont chacune possède un spectre d'absorption distinct. Leurs gênes codant ont été identifiés et séquencés. Des altérations héréditaires de ces gênes sont à l'origine de modifications de la vision des couleurs entraînant le daltonisme. Les voies visuelles, de la rétine au corps genouillé latéral, puis au cortex cérébral comportent une cartographie précise. Les méthodes d'imagerie cérébrale, tant isotopiques que par résonance magnétique fonctionnelle, permettent de déterminer avec précision les aires de projection des stimuli visuels. A partir de trois types de récepteurs il est possible de percevoir des millions de couleurs. La vision des couleurs s'explique sur la base de processus physiologiques neuronaux. Au niveau des neurones qui répondent à la couleur " perçue ", il y a " reconstruction " d'invariants perceptifs assurant la constance de la perception des couleurs bien qu'un influx ne suive probablement jamais deux fois le même chemin. L'émotion esthétique produite par la vision nécessite une empathie dont les bases neurales sont actuellement connues. Celles-ci impliquent une interrelation entre le système limbique et le cortex préfrontal, très similaire à ce qui est observé en imagerie cérébrale de la perception de la douleur d'autrui. 

L'émotion produite par la beauté est communicable, comme l'est la souffrance par l'empathie. Il a été démontré récemment que les zones émotionnelles du cerveau, que sont les aires cingulaires et insulaires, s'illuminent en IRM fonctionnelle, comme au cours de sa propre douleur, par la vue de faciès douloureux, y compris chez des sujets génétiquement inaptes à la nociception. Ces notions neurophysiologiques sont en plein accord avec le concept du voir de Wittgenstein qui ne se limite pas au voir optique mais implique de voir le sens, de comprendre.

La création du tableau n'est pas similaire à sa contemplation active. La démarche du peintre face à sa toile comporte une séquence d'étapes du processus créateur qui débute avec l'idée du tableau, peut être même avant, la perception pouvant être considérée comme une anticipation modifiée. Ce " schéma pictural mental " d'abord confus, semble issu du hasard, de formes accidentelles. En fait, l'idée créatrice est, selon Jean Pierre Changeux, le résultat " d'images et représentations  mnémoniques, à un vocabulaire de formes et de figures qui se sont stabilisées dans la connectivité cérébrale. ". La réorganisation de l'ensemble peut être le résultat de multiples allers et retours entre la vision et le cortex préfrontal, ou apparaître soudain comme une illumination, à la manière d'une intuition d'un chercheur. Dans cette genèse de l'idée, les connexions avec les structures de l'émotion sont essentielles pour que le tableau ne soit pas le résultat d'une technique mais de ce qui fait la sensibilité de l'artiste.

Les couleurs et les sons produisent des sensations qui peuvent se transformer en émotions. Le beau, le bien, le bon constituent des concepts impliquant l'intégration des images et des pensées. De même que la souffrance ne se conçoit qu'avec l'intégration des composantes les plus élaborées de la personnalité, le plaisir qu'apporte la beauté implique la mémoire, l'environnement familial et social, une épigenèse de la sensibilité au beau que s'est forgé l'individu au fil de ses expériences, tout au long de son existence. L'émerveillement  transforme la perception du beau en plaisir suivant un processus similaire à celui qui conduit de la nociception à la douleur et à la souffrance. Jacqueline de Romilly va jusqu'à dire : " L'angoisse et l'émerveillement sont étroitement entrelacés, comme deux tiges de vigne vierge, impossible à détacher l'une de l'autre. "

Burke envisage le distinguo entre le beau et le sublime. " D'un coté, il y a le plaisir simple, gratuit et immérité du beau, de l'autre le plaisir problématique du sublime, issu d'une épreuve et aléatoirement gagné ". De l'Antiquité à la Renaissance, le sublime relevait de l'art, le beau, voire le grandiose, appartenait d'abord à la nature. Du Bos opposait l'art produit par l'homme et la nature produite par Dieu. " Le sublime va immédiatement dans un sens opposé à celui de la vie, alors que le beau épouse son cours " écrit Baldine Saint Girons dans la présentation de l'ouvrage de Burke Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau. Face à l'émotion que Kant réserve au sublime, Burke évoque les passions où Freud reconnaîtra des pulsions.

L'homme créateur de beauté

A ces étapes du processus cognitif, l'art ajoute une dimension supplémentaire qui est la création. La création est d'abord celle d'un support pour la représentation de ses impressions visuelles, une méthode de projection. La création artistique, comme la science procède de ce besoin inconscient de l'homme de s'identifier au Dieu créateur. Il utilise les matériaux fournis par l'univers : la glaise, le marbre, les pigments… mais il y ajoute son génie propre. Dans la vision anthropomorphique de la création, Dieu, comme le sculpteur, crée l'homme en le modelant à partir de la glaise. L'inconscient de l'artiste retrouve ce désir de divin à travers sa volonté de création. Avec tout l'humour dont il est capable, Cioran a écrit : " Si quelqu'un doit tout à Bach, c'est bien Dieu ". La création par l'artiste est le résultat d'interactions conceptuelles où le beau est à la fois une référence et la recherche d'un idéal.

La nature est souvent la référence de beauté et la source d'inspiration. Pour Gustave Courbet : " Le beau donné par la nature est supérieur à toutes les conventions de l'artiste. ". Appliquée à son chef d'œuvre le plus controversé, La création du monde, on peut estimer effectivement que de nombreuses anatomies féminines lui sont supérieures, mais ce qui en fait une forme supérieure du beau est la transcendance qu'apporte la création picturale, une forme de sublimation de la beauté de la nature. Ce qui pourrait apparaître comme une image pornographique devient par une mystérieuse catharsis, une purification, une transmutation, une transfiguration par la beauté du corps de la femme.
La création du monde.
Gustave Courbet
Le plaisir procuré par l'art, même s'il est le résultat d'un processus purement neurophysiologique, est comme l'art lui-même cosa mentale, d'essence spirituelle. Dans la séquence des fonctions mentales qui conduisent à la création artistique, il y a une hiérarchie de complexité mais il y a continuité de la perception à la sensation, à l'émotion, à l'inspiration. De la perception à la création artistique il y a un lien constant avec le corps, excluant toute forme de dualisme. La conscience ne peut pas fonctionner en dehors du corps et meurt avec lui. Ma perception de la beauté, mon sens du beau mourra avec moi. L'unicité de l'instant, du sentiment est liée à notre condition de mortel. " La beauté nous parait presque toujours tragique, hantés que nous sommes par la conscience que toute beauté est éphémère " écrit François Cheng. Ce qui survit, à travers les mémoires individuelles ou collectives, ce sont les idées, les pensées, dans un dialogue singulier entre l'œuvre d'art qui survit à son créateur, ou dans la transmission d'une culture, forme de patrimoine de l'humanité. On dirait de l'œuvre d'art qu'elle est immortelle si tant n'avaient été détruites, brûlées, vandalisées et d'une civilisation qu'elle ne peut mourir si tant n'étaient disparues, englouties, enfouies sous les sables ou anéanties par les guerres. L'Egypte, la Grèce, Rome ont marqué l'Europe de leur empreinte : culture, civilisation, philosophie. " Le monde de l'art n'est pas celui de l'immortalité, c'est celui de la métamorphose " a écrit André Malraux.

En conclusion à sa dissertation sur " Shitao et Cézanne, une même expérience spirituelle ", Charles Juliet écrit : " La toile que nous accueillons en nous, elle dynamise, elle vitalise notre réalité interne, intensifie notre rapport à nous-même et notre rapport au monde. Mais surtout, elle nous élève, nous grandit, nous arrache au temps, nous donne l'impression de vivre l'intemporel, d'accéder à l'impérissable, au sans limite ".

Faut il donner du sens au beau ?

A la liberté de créer répond la liberté d'aimer. L'art est avant tout une histoire d'amour. " Pourquoi est-ce beau ? Parce que j'aime. ". Anatole France explicite ce rapprochement : " En art comme en amour, l'instinct suffit ". " On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux " écrit Saint Exupery. " Le principe d'amour est contenu dans le principe de beauté " écrit François Cheng. Stendhal, dans " De l'amour " écrit : " La beauté n'est que la promesse du bonheur ".

Dans " Le Banquet ", Platon place la beauté au centre d'une dialectique qui mime le cheminement de son approche mentale. Le beau est d'abord sensible, tel l'amour physique engendré par la beauté des corps. Il est ensuite intelligible lorsque l'amour révèle la beauté de l'âme. Il accède enfin au transcendantal avec la contemplation de la beauté absolue. Hegel définit le beau comme la manifestation sensible de l'idée. " La beauté est la lumière des idées. ". En contre point de cette lumière, nous sommes dans les ténèbres d'où seule la beauté peut nous tirer comme l'exprime René Char dans Feuillets d'Hypnos : " Dans nos ténèbres, il n'y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté. ".  Cette transcendance conduit à évoquer l'approche de la vérité, une ambition, une illusion que l'art partage avec la science. Pour Platon, l'art est une approche de la réalité. Dans le dialogue entre Socrate et Hippias il fait dire à ses protagonistes :

  • " Les belles choses ne sont elles pas belles par la beauté ?
  • Oui par la beauté
  • Qui est une chose réelle ?
  • Oui car que serait elle ? "

La réalité (ou la vérité) est un fantasme de l'homme, un idéal qu'il voudrait atteindre mais qui se dérobe à lui car personne ne peut se vanter de connaître la réalité. Comme l'écrit Claude Lévi Strauss dans  Tristes tropiques : " La nature du vrai transparaît déjà dans le soin qu'il met à se dérober ".  Vasari, dans sa description de la " parfaite manière " de peindre " nous laisse en suspens entre le visible et l'invisible " faisant référence aux contours estompés du sfumato. Une phrase résume la minutieuse étude psychologique que Gombrich fait de l'art : l'artiste avait découvert que l'on pouvait " séparer les uns des autres les éléments de l'expérience visuelle, et les rassembler à nouveau en vue de composer les formes d'une illusion " offrant la possibilité de " voir dans les formes du monde que de pures apparences ou y découvrir le contour de la beauté ". C'est un absolu que ni nos sens, ni nos pensées ne peuvent atteindre.  La beauté partage cet absolu et se réfugie dans ces contrées mythiques où il faudrait être un Dieu pour accéder à la connaissance et la contemplation. Pour Platon, " La beauté est la splendeur du vrai " auquel répond Boileau, " Rien n'est beau que le vrai " et Alfred de Musset, " Rien n'est vrai que le beau ". Enfin  Keats relie les deux propositions : " Beauté est vérité, et vérité beauté ". Mais j'ai du mal à comprendre ce que pourrait être la vérité et je rejoins la conception de Heidegger qui transparaît dans l'intitulé du premier texte L'origine de l'œuvre d'art de son recueil Chemins qui ne mènent nulle part.

François Cheng fait un rapprochement étonnant entre la conception de Confucius pour qui la triade : Ciel, Terre, Homme répond à l'appel de la vérité par l'union du bien et du beau, et la conception platonicienne qui refuse de séparer le vrai, le bien et le beau, mais veut les réunir. L'homme, capable d'éprouver la beauté, se donne l'illusion de pouvoir approcher ce qu'il considère comme la vérité que, plus justement, l'Idiot appelle une énigme même s'il considère que " C'est la beauté qui sauvera le monde. ". Dans cette acception la beauté va bien au delà de l'art comme lorsque Romain Gary écrit : " Il faut racheter le monde par la beauté : beauté du geste, de l'innocence, du sacrifice, de l'idéal. ". Nous sommes transformés, rendus meilleurs par la beauté. Cet angélisme est loin de faire l'unanimité. François Jullien voit dans cette tentation de fuite grandiloquente et idéaliste à travers le beau des poncifs du plus mauvais humanisme.

Dire " c'est beau " revient à porter un jugement qui n'a pas grand sens. Dans le processus qui s'amorce à la contemplation d'une œuvre, il faut d'abord s'imprégner, " laisser infuser ", s'étonner. Seule la beauté est capable de nous donner cet étonnement, cet émerveillement de la première fois, comme au premier matin du monde. Fabienne Verdier dit dans son entretien avec Charles Juliet : " Je reste émerveillée, face à l'inexpliqué qu'est cette grande unité du monde, et je m'attache à la peindre….. Je cherche éperdument dans mon coup de pinceau ce mouvement d'un Univers épuré…. ". Platon dans le Théétète fait dire à Socrate : " L'émerveillement est le commencement de la philosophie " mais à l'inverse, comme le constate Michael Edwards dans son remarquable essai "  De l'émerveillement ", la philosophie n'a jamais réussi à philosopher sur l'émerveillement.

La beauté donne du sens à la vie, du sens à l'être. Le mot sens  comporte une polysémie : nos sens nous permettent la perception à l'origine de nos sensations, le sens est aussi synonyme de direction mais aussi de signification. Que serait la vie sans la beauté ? " Si le sel s'affadit, avec quoi salera t'on ? ". " Désir qui jaillit de l'intérieur des êtres ", la beauté est " par essence une manière d'être, un état d'existence ". François Cheng établit un rapprochement entre le mot beauté et l'idéogramme yi qui désigne ce qui vient de la profondeur d'un être, l'élan, le désir, l'intention, l'inclinaison.

Certains, comme Longin, voient dans l'émerveillement une impulsion innée nous projetant au-delà de nous même, en dépassant l'humain, non pas vers le divin, mais dans un élan pleinement humain porté par la nature toute entière. Gell propose de considérer l'art comme une technologie de l'enchantement, allant jusqu'à l'envoûtement dans l'art ethnologique. L'artiste est parent du magicien. " L'art est une entreprise de captivations sans fin ".  André Breton dans le Manifeste du surréalisme écrit : " le merveilleux est toujours beau, n'importe quel merveilleux est beau, il n'y a même que le merveilleux qui soit beau. " Cela implique l'existence d'une réalité suprasensible, c'est-à-dire nécessitant d'aller au delà des sens et de la pensée réfléchie, par une approche strictement individuelle : " éclairer la partie non révélée et pourtant révélable de notre être où toute beauté, tout amour, toute vertu que nous connaissons à peine luit d'une manière intense ". La beauté procède de cette démarche qui est celle du surréalisme : " Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité. "

Le surréalisme ne fait qu'expliciter une quête de la réalité au delà des apparences que l'on retrouve en filigrane dans le romantisme ou dans l'abstraction et qui est le propre de la poésie et de la musique.


" Qu'elle est, demandez vous, l'ultime vérité ?
……………..
Tout en ce monde est comme un rêve….
"
                                                                Wang Wei (701-761)

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