Zao Wou-Ki

Avec Zao Wou-Ki " une vraie symbiose, pour la première fois s'est réalisée, celle qui de tout temps devait avoir lieu entre la Chine et l'Occident " écrit François Cheng. Sa peinture est un carrefour à mi-chemin des lavis des estampes chinoises et des brumes furtives et colorées de Turner, de l'onirisme et de l'abstraction lyrique, de la tradition millénaire et de l'art moderne. On y retrouve la vision des brouillards londoniens de Monet, les jeux d'ombres et de lumière des levers de soleil de William Turner. Zao Wou-Ki explore toute la gamme des couleurs des plus subtiles nuances de blancs aux contrastes des noirs rappelant les encres de Chine. Dominique de Villepin, dans la préface à une récente monographie écrit :  " Zao Wou-Ki s'efforce déjà de dégager le monde élémentaire de sa gangue d'apparences. La couleur est encore en lutte avec le dessin, mais elle est déjà en passe de l'absorber et de se l'incorporer ". L'un de ses tableaux intitulé "  Traversée des apparences " traduit bien ce qu'une telle peinture peut apporter à celui qui la regarde. Comme dans la traversée du miroir de Cocteau, l'important est de se retrouver au delà du miroir, au delà du visible. " Je veux peindre ce qui ne se voit pas, le souffle de la vie, le vent, le mouvement, le silence. ". Ce que nous considérons habituellement comme la réalité n'est que l'apparence.

La peinture qui substitue une image à une autre ambitionne de donner une vision plus proche de la nature intime des êtres et des choses, de révéler leur âme. Cette révélation impose une communion de celui qui regarde avec celui qui crée. La perception que les yeux ont de ce tableau est une vaste plage faite de subtiles nuances de blancs au centre de laquelle une fracture, une plaie s'allonge comme un écran crevé. Les infinies nuances de blancs, les lumineuses brumes dorées évoquent Turner et l'Impressionnisme. Mais qu'importe ce que voient les yeux par rapport à la sérénité de la pensée qu'évoque l'espace pictural tel un jardin Zen. 
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Zao Wou-Ki. 1956

Il faut à la manière d'Alice se laisser glisser dans le pays des merveilles. Il faut pour cela, comme elle, se transformer car avec nos habitudes de penser on ne peut franchir les obstacles qu'ils soient labyrinthe ou trou de serrure. Il y a un paradoxe qui est que l'on ne peut ressentir la beauté qu'avec tout ce qui fait sa personnalité et que pour  y accéder il faut abandonner notre langage des sens, notre dépouille humaine, corporelle pour libérer l'esprit de ses entraves. On se situe dans une démarche quasi mystique de l'âme nécessitant l'abandon de son enveloppe charnelle pour atteindre la béatitude, de la méditation bouddhique pour libérer l'esprit des entraves du corps. Atteindre la pensée, l'esprit, passe d'abord par les sens mais ceux-ci ne sont qu'un passage obligé. Les sens peuvent retenir le plaisir au niveau de la perception, au mieux de la sensation. " On ne peut créer que dans l'excitation, le désir… il faut que j'accumule en moi quelque chose qui va devenir peinture ". La plénitude de la jouissance de la beauté exige l'oubli, le dépassement des sens, une préhension par ce qui nous est le plus personnel, ce que nous sommes, ce que la vie a fait de nous. Ce faisant nous rejoignons la démarche de l'artiste : " Nous créons à partir de ce que nous sommes " comme l'énonce Fabienne Verdier. 
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Zao Wou-Ki. 1960

Dans des gammes très différente de rouges et de noirs, Zao Wou-Ki peut exprimer tout autre sentiment, toute autre pensée. Une grande balafre noire sur un fond uniformément rouge retrouve la simplicité et la force émotionnelle d'une calligraphie. La signification ne vient pas du caractère conventionnel d'un signe de l'écriture ni d'un symbole mais de la seule force de l'expression. " Je transcris une émotion dont je ne cherche pas à pénétrer le sens ". La tentation de voir des symboles vient d'une démarche inversée visant à conférer à l'œuvre artistique une signification issue de l'intelligence et non de la sensibilité. Il faut arracher le symbole de l'art comme une dent cariée. L'utilisation du symbole dans une œuvre, qui se veut, d'art est habituellement une utilisation de l'art à des fins pédagogiques ou promotionnelles de l'image. Alfred Gell écrivait : " Je considère l'art comme un système d'action qui vise à changer le monde plutôt qu'à transcrire en symboles ce que l'on peut en dire ". A la notion de signification symbolique, il préfère substituer les concepts d'intentionnalité, de causalité, d'effet, de transformation. Je n'ai pas très bien compris ce que Mark Rothko attendait des symboles, sauf en faire autre chose.

Point n'est besoin de donner un titre au tableau. A partir de 1958, Zao Wou-Ki évolue vers l'abstraction totale et ses toiles, hormis quelques dédicaces, ne portent plus aucun titre : triptyques de 1980, huiles sur  toile, numéro de carnet…Un titre impliquerait une contrainte pour celui qui regarde le tableau. L'abstraction a cet avantage qu'elle respecte totalement la liberté du spectateur.  Certains peintres surréalistes donnent des intitulés à leurs œuvres souvent totalement déconnectés de ses apparences invitant par le verbe à une exploration d'autres terres inconnues comme une forme de poésie associée à l'œuvre picturale. " J'aimerais que l'on se promène dans mes toiles comme je me promène moi-même en les faisant ".

L'émotion artistique est la rencontre de deux êtres avec ce qu'ils ont vécu de plus intime. L'absence de titre est une offrande de liberté, associant celui qui regarde et aime un tableau à la création de l'œuvre. Ce sont les poètes de la liberté, Henri Michaux, René Char qui ont le mieux compris la peinture de Zao Wou-Ki et tenté de la restituer dans leur langage poétique.
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Zao Wou-Ki.
Composition 1986.
" L'espace est silence…
Ce silence est noir…
Bonheur,
bonheur profond,
bonheur semblable à la lividité. "
                                                                Henri Michaux.

Un autre " homme du double rivage ", François Cheng a mieux que personne décrypté la peinture de Zao Wou-Ki : " De grandes variétés, les compositions maintiennent l'équilibre précaire qui peut, d'un instant à l'autre, fulgurer vers la hauteur ou basculer dans le gouffre. D'autre s'apaisent dans la pause aérienne attirée par de probables lointains. Ce qui naît de cette constante " mise en abîme ", c'est le dialogue du visible et de l'invisible, c'est l'avancée de la voie qui fait surgir l'infini au sein de la finitude. "  Zao Wou-Ki s'inscrit dans cette longue tradition des peintres chinois de la Voie excentrique que François Cheng expose dans un livre magnifique : " Toute beauté est singulière ". Il y écrit notamment : " Une peinture chinoise accomplie est toujours la manifestation d'un mystère, le plus grand de tous peut-être : l'intrication de l'esprit humain dans ce processus ininterrompu de création et de transformation que nous appelons la Nature…..une telle peinture s'ingénie à interroger au delà des apparences……elle ne se contente pas de figurer (ou de jeter à bas la figuration) ; il lui faut sans cesse trans-figurer. "

En deux vers cités en exergue d'une peinture de Bian Shoumin, François Cheng résume le mystère de la beauté :
                                                               
                                                                Vers l'infini ouvert
                                                                Au-dedans de toi-même


Malraux a dit de Georges Mathieu qu'il était le premier calligraphe occidental. On pourrait énoncer en miroir que Zao Wou-Ki est le premier calligraphe chinois de l'art abstrait occidental. Dans des traits totalement libérés de la signification conventionnelle des idéogrammes, Zao Wou-Ki retrouve d'autres formes signifiantes dont on peut dire que " les pulsions de l'homme rejoignent la pulsation du monde ". Dans l'imaginaire chinois, le trait n'est pas une simple ligne dont François Cheng écrit : " Par son plein et son délié, par la substance charnelle qu'il incarne et le vide qu'il cerne, par son élan ou sa retenue, il est lui aussi une entité vivante, à la fois volume et matière, rythme et mouvement ". Par sa consonance chinoise cette peinture évoque le Tao, la Voie, mais comme toute œuvre d'art elle ouvre sur ces grands espaces intersidéraux, espace et temps, où l'esprit, né du cerveau de l'homme, se meut, se reconnaît et s'identifie à l'émotion de l'artiste. " La Voie, cette irrésistible marche de la vie ouverte. " François Cheng cite Guo Xi un grand peintre du XIe siècle : " nombre de tableaux sont là pour être regardés, mais les meilleurs sont ceux qui offrent l'espace médiumnique pour que l'on puisse y séjourner indéfiniment. "
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Fabienne Verdier. Arborescence. Galerie Alice Pauli.

Cette phrase s'applique parfaitement à la peinture de Fabienne Verdier qui a fait le chemin inverse de Zao Wou-Ki. Occidentale, elle est passée par la lente et difficile métamorphose vers la pensée chinoise, se dépouillant de sa chrysalide dans une quête de pureté. Plus de dix années de violentes transformation, de patiente méditation ont été nécessaires pour qu'elle accède à la sérénité de l'être, à la libération de son énergie créatrice. Sa conception de la peinture est au cœur de l'être : "  Le tableau n'est que le fruit du vécu de l'expérience intime du peintre. L'esprit, la chair, la sensualité de l'œuvre… une sorte de spiritualité portée par une substance physique. "

L'analyse que François Cheng nous livre de l'esthétique chinoise éclaire non seulement l'art chinois mais toute forme d'art. Les trois degrés qui la caractérisent marquent à la fois une progression de l'intériorisation du beau mais aussi un continuum de son appropriation. Le degré de base, yin-yun, constitue l' "  interaction unifiante " dans un mouvement résultant d'une opposition et d'une union à la manière du ciel et de la terre issus du chaos initial ou du combat et de la fusion de l'acte sexuel. C'est ce moment où le pinceau rencontre l'encre pour donner naissance à la forme, à l'apparence, où s'établit la relation charnelle entre l'artiste et le paysage, où la matière se transforme en souffle. 

Le degré intermédiaire, est le qi-yun,  ou " souffle rythmique " qui insuffle l'âme d'une œuvre. " Le souffle devient esprit lorsqu'il atteint le rythme ". Le rythme qui vise l'harmonie résulte d'entrecroisements, d'enchevêtrements, d'entrechoquements. " Son espace-temps n'est pas unidimensionnel " et comme le dit Henri Maldiney : " Un rythme ne se déroule pas dans le temps et l'espace, il est le générateur de son espace-temps ". Nous n'avons pas le rythme, nous sommes le rythme. Le rythme qui anime une œuvre, et la vue de la montagne Sainte Victoire de Cézanne au musée de l'Hermitage, n'est pas du domaine de l'avoir mais elle est l'essence de l'être. Au degré le plus élevé, le shen-yun, " résonance divine ", qu'il faut interpréter "en résonance avec l'esprit divin ", la communion à l'œuvre nous fait accéder à un " état que l'on est en mesure d'éprouver sans pouvoir l'expliciter ". On est dans l'indicible. La pensée chinoise ne sépare pas matière et esprit mais raisonne en terme de vie. Il n'y a pas de rupture de discontinuité entre les différents degrés. L'important dans l'art est que l'œuvre dépasse la dimension de la seule représentation et se donne comme une apparition, un avènement, une parousie, " image par delà les images " abordant les terra incognita de l'esprit. Une peinture émerge comme an unknown adventure in an unknown space. Illumination que François Cheng illustre de la façon la plus simple : " Lorsque, devant une scène de la nature, un arbre qui fleurit, un oiseau qui s'envole en criant, un rayon de soleil ou de lune qui éclaire un moment de silence, soudain on passe de l'autre côté de la scène, on se trouve au-delà de l'écran des phénomènes, et l'on éprouve l'impression d'une présence….de  cœur à cœur, d'âme à âme. " Nature et art intimement liés par la beauté. Beauté qui, même si elle s'offre, ne se possède pas, comme une femme.
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