Paolo Uccello

Des peintres du Quattrocento florentin, Paolo Uccello est l'un des plus originaux à la fois par l'introduction de nouvelles règles de la perspective et par le choix de ses thèmes. Avec la Bataille de San Romano et La chasse nocturne en forêt, il invente le cinémascope par l'ampleur de la scène et la vivacité des mouvements des personnages. Mais l'importance est ailleurs. Annie Le Brun ne s'y est pas trompée lorsqu'elle propose comme légende d'une reproduction en noir et blanc de la Chasse : " L'intolérable évidence que la " forêt obscure " est intérieure mais aussi marche au devant de  tout avenir ". Malgré les effets chromatiques d'une grande virtuosité, permettant l'exceptionnelle réussite du mariage du rouge et du vert, et la subtilité technique de la composition toute en mouvement, c'est l'obscurité palpable qui fait l'étrangeté de la scène.

A l'agitation fébrile des hommes et des animaux de la partie inférieure du tableau, répond l'obscurité envahissante et la densité hiératique du feuillage vert sombre des grands chênes parasols. Des teintes claires des chevaux et des habits rouges des chasseurs au premier plan, on s'enfonce dans l'obscurité du sous-bois pour ne plus distinguer que les taches claires bondissantes des cerfs et de la meute des chiens qui constituent cependant le centre névralgique du tableau vers lequel convergent tous les personnages. La beauté d'une telle composition tient à la fois à une maîtrise technique inégalée, à une rigueur quasi mathématique des angles de fuite et des lignes de force du tableau, mais plus encore à une ambiance où la chasse n'est qu'un prétexte pour suggérer la vie et la mort qui se prépare dans l'obscurité du sous-bois.
La chasse en forêt.

Les différents panneaux de la Bataille de San Romano présentent les mêmes caractéristiques techniques de rigueur de composition, d'harmonie des couleurs et de maîtrise picturale des formes. La beauté formelle du triptyque doit beaucoup à la qualité du travail de l'artiste mais, s'en tenir à cela serait rester à l'écorce de l'œuvre. Le peintre a certainement cherché à réaliser des tableaux agréables à l'œil, mais n'a-t-il souhaité qu'à plaire aux puissants qui lui ont passé commande et à des admirateurs de son art ? On peut en douter car ces nouvelles règles de perspective, cette introduction du mouvement ont désorienté ses contemporains, même si les mécènes apprécient plus volontiers l'audace d'un créateur qui rejailli sur leur image personnelle. Il suffit de voir l'engouement des stars du CAC 40 pour les plus déjantés des artistes de l'art contemporain pour s'en convaincre.

La dispersion des trois panneaux du triptyque entre la National Gallery, le Louvre et le Musée des Offices empêche certainement le dialogue qui devait exister entre chacun des éléments du tableau. Ce dépeçage dû aux vicissitudes de l'histoire fait regretter de ne pas pouvoir contempler l'œuvre dans sa plénitude primitive et ce n'est pas une exposition itinérante faisant courir les foules de New York, Londres et Paris qui pourra restituer la fraîcheur initiale des impressions. Ce n'est pas seulement une histoire de bande dessinée mais la vision de trois aspects différents de la bataille : la parade altière des Florentins, la fougue guerrière de la contre attaque et la défaite du camp Siennois par la mise hors de combat de leur chef entraînant le début de la débandade. L'intérêt historique est secondaire. On le laissera volontiers aux guides des musées. Au mieux, insisteront ils sur les aspects techniques de la révolution picturale dont Uccello est le promoteur qui conduira jusqu'au grandes fresques épiques du Romantisme et même par certains aspects à Guernica.   

Il est évidemment plus difficile d'expliciter pourquoi ces trois tableaux sont beaux. Il est relativement facile d'expliquer pourquoi ils s'imposent comme des chefs d'œuvre du fait de leur technique picturale, de leur composition et même de leur thème qui rompt avec les sempiternelles scènes bibliques et mythologiques. En revanche, comment dire ce que l'on ressent au delà de la signification des images ? Qu'y a-t-il d'invisible et sans doute d'incommunicable derrière ces scènes de guerre ? Ce serait trop simple d'y voir dans les images de la défaite les ornements de la mort faits de chevaux renversés, d'hommes agonisant. Dans ce troisième volet, le cheval blanc de Bernardino della Ciarda occupe le centre de la scène. Il crève l'écran. Les attaquants convergent sur lui tandis que sa troupe s'enfuit et que deux chevaux morts gisent à ses pieds. Il a l'attitude héroïque du combattant, avec l'angoisse du regard et la fierté du vaincu, face à la morgue des chevaux du vainqueur et le déshonneur des croupes qui se dérobent au combat. Plus que les hommes, ce sont les chevaux qui expriment les affres du combat.

Ne me demandez pas pourquoi c'est beau. Je ne saurais pas vous le dire. La seule chose que je sais, c'est que c'est beau. Ce faisant je m'expose aux sarcasmes de Dubuffet : " La beauté est pure sécrétion de la culture comme les calculs le sont du rein. A cela près que ce calcul là est calcul fantôme, calcul mirage, attrape-nigaud….Beau est un mot qui signifie tout ce que l'on veut. Beau pour un jambon, c'est gros ; pour de l'eau, c'est bien claire ; pour du papier, bien lisse ". Libre à chacun de s'inventer son beau. La beauté, au lieu de n'être qu'un lieu, s'offre partout où il plait à chacun de la susciter.
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