Ethique et esthétique

Dès lors que l'on ne considère pas l'éthique comme une morale s'imposant de l'extérieur à l'individu, en raison de croyances, mais comme le résultat d'un processus mental qu'il s'est forgé dans le cerveau, le rapprochement entre éthique et esthétique devient naturel. Le bon et le mauvais, le beau et le laid relèvent d'une parenté et peut-être de mécanismes cérébraux similaires. " Toutes nos inventions - les règles de l'éthique ou de la loi, la musique, la littérature, la science ou la technologie - sont, soit directement issues, soit inspirées de ce que notre conscience nous révèle sur l'existence. " écrit Antonio Damasio.

Le sens du beau et du bon n'existe pas à la naissance. Les premières expériences sensorielles vont se teinter bien vite de plaisir entraînant recherche ou répulsion. " Inévitablement, les émotions sont inséparables de la notion de bien et de mal ". Toute la première enfance ne sera gouvernée que par cette discrimination agréable, désagréable, dont la manifestation se traduira par des sourires ou des pleurs. Devant ces manifestations, les parents, l'entourage vont réagir par des sourires, des signes de tendresse ou par la réprobation, constituant les prémisses d'une communication. Pendant une première période, la réprobation ne sera pas comprise et interprétée comme telle. Devant les pleurs nocturnes ou les couches souillées, les parents pourront toujours dire que ce n'est pas bien, rien n'y fera. A mesure que l'enfant grandit, le dressage se poursuit sur un mode pavlovien, puis le message : ceci est bien, cela est mal, finit par être compris et conceptualisé. L'éducation peut commencer. Il apparaît donc clairement que le développement cérébral, donc des facultés cognitives de l'enfant, conditionne le discernement du bien et du mal, du beau et du laid. Cet apprentissage sera fonction à la fois de ses capacités à comprendre, de l'aptitude des éducateurs et du message délivré.  Les capacités d'intelligence sont conditionnées largement par le patrimoine génétique, mais le débat reste ouvert pour faire la part de ce qui revient à l'hérédité et à l'éducation. Il est évident qu'il existe des familles d'artistes, il est moins évident de dire d'un enfant méchant qu'il est " de la mauvaise graine ". Dans l'un et l'autre cas, l'environnement social et familial joue probablement un rôle plus déterminant que les chromosomes. Les valeurs éthiques, le sens esthétique se transmettent, comme le savoir, par l'éducation. " Le petit homme apprend du troupeau ce qu'il doit croire. " Les mêmes facultés intellectuelles, en particulier la mémoire, seront mises en jeu pour conduire à la connaissance.

Il n'y a donc pas de raison pour penser qu'il s'agisse de circuits neuronaux différents de ceux du savoir et de l'intelligence. Diderot, dans ses " Eléments de Physiologie ", avait déjà postulé que la spiritualité des activités intellectuelles, philosophiques, religieuses, esthétiques est en réalité la manifestation de l'organisation de notre cerveau, sans que cela diminue en rien les qualités d'une " spiritualité " ainsi sécularisée. Ces mêmes systèmes neuronaux complexes impliqueront les fonctions les plus élaborées du cortex mais également le système limbique qui joue un rôle important dans la sensation de plaisir. L'esthétique est au départ fondée sur le plaisir des sens, l'ouie et la musique, la vue et la peinture. Elle suppose cependant une étape cérébrale supplémentaire impliquant la comparaison avec des sensations similaires antérieures et la référence à des concepts élaborés. Ces concepts de référence constituent la culture qui est plus qu'une mémoire du fait de l'interaction des concepts entre eux. On retrouve avec l'esthétique ces mêmes trois niveaux de la connaissance que sont les concepts primaires issus des expériences sensorielles, les concepts secondaires capables de s'élaborer et de se modifier par interaction réciproque, constituant la culture, et le troisième niveau de l'illumination qui est celui de la création artistique. En matière d'éthique, la référence ne peut concerner que des concepts. Ces concepts peuvent être le résultat de l'enregistrement par la mémoire de croyances transmises de la tradition par l'éducation ou de l'élaboration par l'individu, à partir de son expérience vécue, de sa réflexion intellectuelle, de ses connaissances scientifiques. Dans le cas du " bon sauvage ", les concepts s'élaborent au contact de la nature, mais aussi très vite dans son contexte sociologique élémentaire, limité à la tribu. La transmission par l'éducation peut se faire sur la base de croyances, religieuses ou laïques, ou sur l'expérience de la vie en société.

L'éthique issue de croyances s'impose à l'individu souvent comme une contrainte. Les tables de la loi. Son seul intérêt est de constituer une référence stable et à certains points de vue rassurante. L'universalité, la résistance au temps, lui confère une légitimité encore renforcée par le lien avec la religion, la loi, le pouvoir. Ce système de valeurs morales s'appuie habituellement sur les grands idéaux humanistes de justice, d'équité, de solidarité ou religieux d'amour du prochain et de charité. Malheureusement, au cours de l'histoire et aujourd'hui encore, les dérives sont fréquentes vers le fondamentalisme et le service des puissants. Le principe universel  " tu ne tueras pas " s'applique certes aux assassins mais aussi aux juges et aux gouvernants qui décident la peine de mort. Les gardiens de l'ordre moral s'arrogent aujourd'hui comme hier le droit de juger et de corriger leurs semblables. Certes la vie en société impose le respect de règles communes sans lesquelles la seule loi serait celle de la jungle, celle du plus fort. Pour parler de morale, il faudrait que celle-ci soit universelle et qu'elle s'applique à tous et partout, ce qui bien sûr n'est pas le cas. De plus, les sociétés évoluent et les références morales, issues des croyances ou des traditions, finissent par ne plus cadrer avec ce qu'elles sont devenues. Le dilemme permanent ressurgit de savoir si la morale, l'éthique doit s'adapter et suivre les évolutions de la société, ou, si elle doit, au contraire, les précéder et les orienter. L'évolution actuelle aurait plutôt tendance à mettre l'éthique à la remorque de l'évolution des mœurs. La maîtrise croissante des phénomènes biologiques, la procréation, la maladie, la mort, soulève des problèmes éthiques nouveaux auxquels la morale traditionnelle ne peut pas répondre de façon satisfaisante. L'interruption volontaire de grossesse reste pour ses détracteurs un crime dans la mesure où l'individu se donne le droit de décider de donner ou non la vie. La substitution de la procréation voulue à la procréation subie peut être porteuse de valeur morale mais aussi permet d'éviter des drames humains, d'apporter le respect de la femme, de prendre en compte des impératifs démographiques et économiques nécessaires au bien commun. Le revers de la morale est l'hypocrisie. Le contrôle des naissances s'est toujours pratiqué mais le plus souvent au péril de la santé et parfois de la vie de la femme. Les possibilités médicales actuelles apportent des solutions techniques qui n'existaient pas auparavant. Elles entrent en conflit avec la morale et l'enseignement traditionnel des religions. Elles imposent à la femme, au couple, de se définir en référence à une éthique personnelle. Par certains aspects, cette démarche est plus difficile, mais plus valorisante, que la stricte observance de préceptes ancestraux. L'évolution des connaissances médicales en termes de contraception a changé les mœurs, sinon la morale traditionnelle.

A l'opprobre a succédé la tolérance prenant à contre-pied les tabous des générations précédentes. La violation n'est moins à l'acte qu'à l'esprit qui l'anime. Le débat n'est pas nouveau. Dans les préceptes socratiques l'homme devait laisser aux Dieux le soin de s'occuper de l'ordre de l'univers et se consacrer à ce qui le concernait en propre : le soin de son âme et de la conduite de sa vie. Socrate fit sienne la phrase inscrite au fronton du temple de Delphes : " Connais toi toi-même ". La pensée socratique est une philosophie morale, sans préjugé, du bien, du beau, de la justice, de la vérité et de l'amour. Son objectif était de transmettre à ses disciples non pas un savoir ni des préceptes mais de les former à examiner de façon critique toute les idées afin de dégager la généralité et la vérité du concept. On conçoit pourquoi Socrate fut condamné à boire la ciguë.
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